Abū al-ʿAlāʾ al-Ma'arri est assurément le plus moderne des poètes arabes classiques, le plus en phase avec l’esprit de notre temps, le plus inspirant. Sa statue monumentale trône à Montreuil depuis mars 2023, huit ans après que des djihadistes eurent décapité celle qui se trouvait dans sa ville natale, en Syrie.
Né le 27 décembre 973, à Ma'arrat al-Nu’mân, au nord de la Syrie, et décédé en 1057, Al-Ma'arri a vécu à la seconde période abbasside, marquée par d’incessants troubles politiques. Frappé à quatre ans par la cécité des suites de la varicelle, cet auteur prolifique d’une soixantaine d’ouvrages (dont dix seulement nous sont parvenus) est aujourd’hui de retour !
Trois siècles avant Dante, l’illustre auteur de La Divine Comédie, il est le premier à avoir imaginé un voyage dans l’Au-Delà, intitulé L’Épître du Pardon, chef d’œuvre d’érudition, d’esprit critique et d’humour. Son immense recueil poétique, Les Impératifs, regorge de réflexions philosophiques lumineuses, et souvent iconoclastes, bien en avance sur son temps. Il demeure pour nous, Arabes, l’une des plus belles figures de notre patrimoine culturel, à la fois par sa liberté de pensée, son exigence morale et son indépendance vis-à-vis de toutes les autorités, qu’elles soient politiques ou religieuses.
« Nul imam que la raison »
Rien n’illustre la brûlante actualité d’Al-Ma’arri autant que son adage « Nul imam que la raison » qui stipule d’emblée la supériorité de la raison sur la religion. La raison n’est pas pour lui « l’encadreur » qui borne le droit chemin, comme le suggère le sens originel du mot ‘aql (raison), mais celui qui trace la voie. Rappelons à cet égard qu’en tant que faculté de juger, d’établir des vérités, de connaître et de construire la science, la raison n’a eu ce sens précis dans la pensée arabe qu’à l’époque des Mu’tazilites, au 8e et 9e siècles, en rapport, notamment, avec les traductions en arabe de la philosophie et des sciences grecques.
Les Mu’tazilites insistaient sur l’usage de la raison pour comprendre les textes religieux. Des cinq fondements de leur doctrine (notamment al-‘adl : Dieu est juste et ne peut commettre d’injustice envers personne et le rejet de l’anthropomorphisme comme attribut divin) découlait le libre arbitre : l’homme est responsable de ses actes. Or la pensée d’Al-Ma'arri est bien plus épurée que la leur. Sa dénonciation de l’hypocrisie religieuse et de la haine que les religions instituées provoquent entre leurs adeptes est implacable. Il les réfute toutes et n’hésite pas à contester les propos attribués à tous les Messagers de Dieu. Le doute chez lui est le maître mot. S’il croit en Dieu, un Dieu sage, inaccessible, inconnaissable, sa foi dépend d’un pari [1] et reste entachée d’incertitudes. Il oppose de toute façon la raison à la religion, ainsi d’ailleurs qu’à toute pensée sectaire, impliquant une certitude absolue, y compris l’athéisme doctrinaire) :
Les humains sont de deux espèces
l’être de raison qui délaisse
toute forme de confession ;
et l’esprit religieux qui laisse
derrière lui toute raison
Il ne considérait pas pour autant que la raison possède un pouvoir de connaissance absolue : elle ne peut accéder à la vérité ultime, dans le domaine métaphysique, qui reste fondamentalement impénétrable. Il déploie pour s’en approcher différentes possibilités logiques et relève leurs insuffisances, leurs ambiguïtés, leurs apories et leurs contradictions.
L’espèce humaine, aux yeux d’Al-Ma'arri
Nous nous contentons ici de citer trois vers qui nous propulsent directement (notamment le 2e vers) neuf siècles environ après sa mort.
1) Premier vers :
Celui qui déconcerte les humains
N’est qu’un animal inédit, surgi de l’inanimé
Rien de nouveau dans le choix du terme « animal » : avant Al-Ma'arri, l’écrivain encyclopédiste Al-Jahiz, dans son ouvrage monumental Kitâb al Hayawân (le Livre des Animaux), aborde l’être humain, à la suite des philosophes grecs (notamment le livre d’Aristote Histoire des animaux qui venait d’être traduit en arabe). Le plus important ici est la qualification de cet animal comme mustahdath (mis à jour, inédit…) et non comme « créé » par référence à la création divine. On pourrait certes supposer que le poète s’y réfère implicitement, ou fait sienne la théorie de la « génération spontanée », mais ce n’est pas le cas.
2) Deuxième vers :
« Il est probable qu’Adam ait été précédé
d’un Adam lui-même précédé d’un autre Adam »
Nous sommes clairement ici devant une vision transformiste de l’homme, très anticipative à une époque fondamentalement essentialiste et fixiste). La métaphore « Adam précédé d’un autre Adam » (ou une espèce précédée d’une autre espèce) est particulièrement subtile : le poète déstabilise le fondement du mythe adamique, commun aux trois religions « célestes », par un malicieux croche-pieds : « Il est probable que… ». Dans d’autres vers, on tombe même sur l’expression : « arbre des humains ».
Notons qu’Al-Ma’arri a toujours été sarcastique à l’égard des légendes religieuses relatives à l’Au-Delà (Paradis, Enfer, anges, houris, etc.) Son magnifique récit, L’Epître du pardon, en est l’admirable illustration.
3) Troisième vers :
Les vivants répandus dans l’univers, en somme,
Ne forment qu’une espèce aux mille variétés,
Maudites soient l’espèce et sa diversité !
Le poète généralise ici, à tous les vivants (issus de la même histoire évolutionniste), sa vision négative de l’homme (cette espèce « invasive » !). Notons que les deux mots jins (genre) et naw’ (espèce) dans le texte arabe correspondent littéralement à la terminologie des taxinomies modernes. Ils ont été traduits respectivement par « espèce » et « variété ».
Impératif moral
Al-Ma'arri considère la vertu comme un but en soi et non comme un moyen d’accéder au Paradis ou d’éviter le feu de l’Enfer. Nombreuses sont les citations qui peuvent être évoquées à cet égard, qui appellent les humains à s’en tenir toute leur vie. En voici quelques exemples :
Sois vertueuse, mon âme, le Bien
Est toujours préférable.
Mais n’espère en retour aucun gain
Qui te soit profitable.
La religion idéale, la vertu, se résume en deux principes : l’équité envers tous sans distinction, et l’engagement pour la vérité :
La religion consiste en cette unique loi :
Montrez-vous justes envers tous les gens, quels qu’ils soient.
À quelle religion appartient l’insensé
Qui rejette le droit, qui veut s’en dispenser ?
Le vers qui suit porte sur la question du libre arbitre des Mu’tazilites et du déterminisme en théologie musulmane (ʿilm al-kalâm) : si Dieu contraint tel ou tel homme à mal agir, alors le punir serait une injustice. Cela avant de condamner vigoureusement l’inclination humaine à la rancune et à la haine :
Si le fauteur de crime y est prédestiné,
Alors, le châtier serait un nouveau crime.
Garde ce papillon, garde-le d’approcher
Ton feu intérieur, ce furieux brasier
Qui brûle de rancune au sein de la poitrine.
Le génie littéraire d’Al-Ma’arri
L’Epitre du pardon est incontestablement l’une des très grandes réalisations en prose dans la littérature arabe. Al-Ma'arri y réinvente la topographie de l’Au-Delà, et le peuple à sa guise en envoyant au Paradis ou à l’Enfer d’illustres hommes des lettres. Sous sa plume, les plus brillants se retrouvent souvent en enfer !
Son héros Ibn al-Qāriḥ, qui entreprend ce voyage, est un opportuniste qui vit de ses panégyriques adressés aux princes. Tout commence par son arrivée à la « Station de la Résurrection », le lieu du rassemblement des humains le jour du Jugement dernier. Elle est bondée, et Ibn al-Qāriḥ s’y fraie un chemin, bousculant ceux qui attendent leur tour pour arriver avant eux au Paradis. Il compose des poèmes à la gloire des gardiens pour les amadouer, mais ce n’est qu’après un long suspens qu’il réussit à contourner tous les obstacles, avec un « piston » si l’on peut dire, et grâce à un coup de coude d’un fils du Prophète.
Se succèdent dès lors des scènes hilarantes, par exemple des festins dans lesquels certains grands poètes préislamiques se chamaillent en se jetant des cruches, ou bien des moments lascifs passés avec des houris… En se déplaçant entre les différentes contrées du Paradis, Ibn al-Qârih ne manque pas de se pencher sur l’Enfer pour voir ce qui s’y passe : il voit d’illustres poètes avec lesquels il engage des conversations souvent mordantes ou burlesques, mais aussi des animaux mythiques et Satan en personne. Il déconstruit en passant des notions religieuses majeures comme le péché, le pardon, la rédemption ou la Toute-Puissance divine…
La démarche d’Al-Ma’arri consiste à aborder chaque notion sous des angles différents : il la charge de contradictions en poussant sa logique jusqu’à l’absurde, tout en se justifiant par un foisonnement de versets coraniques et de hadiths prophétiques. On se trouve ainsi devant deux modes de raisonnement enchevêtrés, dans une narration à double tranchants, qui alimentent chacun des interprétations opposées les unes aux autres.
Al-Ma'arri s’adresse en fait simultanément à deux lecteurs-types : « l’homme de religion » et à « l’être de raison ». Chacun d’eux le jugera selon son cadre interprétatif. Le premier trouvera en lui un homme à la foi irréprochable, et le second un poète-philosophe d’une rare subtilité, incisif et rusé. Quant aux inquisiteurs, ils diront sans l’avoir lu qu’il n’est qu’un abominable zindîq (hérétique).
C’est pour tout ce qui précède qu’Al-Ma’arri (le héros de notre roman Le Rapport de la huppe [2], dont une majestueuse statue est érigée à l’est de Paris [3]) est soit vilipendé soit ignoré en cette époque si sombre de l’histoire arabe.
Habib Abdulrab Sarori, Président de l’association des amis d’Al-Ma'arri. Professeur émérite à l’INSA de Rouen, université de Normandie.
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Association des Amis d’Al-Ma'arri : En vue de faire connaître l’œuvre d’Al-Ma’arri, une association sous ce nom vient d’être fondée à Paris. Elle se propose en outre, en s’inspirant de son apport littéraire et philosophique, de promouvoir la libre pensée arabe contemporaine en ce qu’elle recèle de plus novateur dans son approche tant de l’héritage culturel arabo-musulman que des défis de la modernité. Soucieuse de son indépendance politique et financière, animée par un esprit d’ouverture, elle prévoit l’organisation d’événements littéraires et artistiques, notamment des conférences et des tables-rondes, en coopération avec les associations françaises et européennes ayant les mêmes objectifs.
[1] Toutes les citations sont extraites de l’anthologie intitulée Les Impératifs, poèmes de l’ascèse, présentée et traduite par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané, Sindbad/Actes Sud, 2009.
[2] Le rapport de la Huppe, traduit en français par Souad Labbize, (À paraître), Sindbad/Actes Sud. Paru en arabe aux éditions Dâr Al-Adâb, Beyrouth, 2012.
[3] La statue du poète Al-Ma'arri attend de rentrer en Syrie, Lola Scandella, Orient XXI, Décembre 2024.