Il y a 10 ans, la population afghane fêtait la fin des talibans et le début d'un nouveau régime, comme à Tripoli ces jours-ci. Les Afghans qui avaient pris le pouvoir avec l'aide de la coalition internationale laissaient croire qu'ils allaient tirer des enseignements des leçons du passé et instaurer un État, élaborer une constitution et engager une reconstruction en rupture avec les régimes anciens responsables de la destruction du pays et des blessures de millions d'Afghans.
Dix ans ont passé, les talibans sont de retour, 57 milliards de dollars destinés à l'aide et à la reconstruction ont été dépensés et l'Afghanistan n'est toujours pas reconstruit. L'État mis en place depuis cette date n'a pas eu la capacité de peser sur le cours des choses, que ce soit pour instaurer la paix ou répondre aux attentes de la population. Cette incapacité de l'État a permis aux différents acteurs de la communauté internationale de poursuivre chacun de leur côté leurs objectifs propres, trop souvent sans concertation avec les Afghans et leur gouvernement.
Aussi, dans la confusion généralisée, les institutions et ONG internationales qui disposaient de plus de moyens et d'une meilleure organisation se sont substitués à l'Etat afghan que la conférence de Bonn avait cherché à mettre en place et conforté par des élections présidentielles et législatives.
Fin 2001, lors de la Conférence de Bonn, dans l'euphorie liée à l'intervention des États-Unis et de l'OTAN, les membres des gouvernements successifs, les experts de l'ONU se sont lancés dans l'effort de la reconstruction sans aucune réflexion et dans l'improvisation totale. Parce que des sommes d'argent colossales ont été données à ce moment-là, tous les acteurs nationaux et internationaux ont d'abord songé à s'enrichir personnellement au lieu de devenir des hommes et des femmes d'État ou de bon conseillers pour la reconstruction politique, économique et sociale.
10 ans sont passés, la reconstruction de l'Afghanistan programmée de l'extérieur est en panne et la démocratie construite à la hâte est en crise. En ce moment le désaccord entre le gouvernement et le parlement est tel que, depuis le 16 août dernier, 60 élus et leurs partisans font des sittings et manifestations devant le bâtiment du Parlement à Kaboul. Faute de vraie politique économique et de sécurité, l'économie est exsangue et le peule est toujours aussi pauvre : 8 millions d'Afghans ont faim et, désormais, le Programme alimentaire mondial peine à trouver les financements pour satisfaire ce besoin. Quant à l'administration mise en place, accaparée par les partisans des différents chefs de guerre, elle est devenue corrompue, inefficace et incompétente.
En clair, la situation actuelle du pays est le résultat du laisser-faire des Occidentaux et des gesticulations du gouvernement Karzaï. Plusieurs conférences (Tokyo, Londres, Paris, Berlin) et des changements fréquents de stratégie ont eu lieu. On est allé jusqu'à « l'afghanisation » de la reconstruction selon le terme utilisé par les experts afin d'amener les chefs rebelles et les talibans à déposer les armes et participer à la reconstruction politique, en vain. Aujourd'hui, devant le bourbier afghan, la coalition internationale est découragée alors que les Afghans, eux, s'inquiètent face au retour des talibans et l'OTAN cherche à se désengager progressivement d'ici 2014.
Pour perturber ce retrait, depuis le premier jour du transfert de la sécurité aux forces afghanes en juillet dernier, les talibans armés par le Pakistan et financés par le détournement de l'aide internationale et les revenus du pavot ont accentué leurs violences. Aujourd'hui, il faut dire la vérité, ils ne sont pas présents seulement sur les 3/4 du pays mais partout : les talibans sont à Kaboul comme en province, les talibans ont noyauté toute l'administration, ils sont présents dans l'armée et la police que la communauté internationale cherche désespérément à former, à armer et financer.
Devant cette violence, la population en ville comme à la campagne, navigue entre exaspération et désespoir. En Occident, pour des raisons de politique intérieure, les politiques, les stratèges et les militaires cherchent à relativiser les agressions des talibans et à faire de l'échec de la reconstruction un succès, afin de sortir la tête haute en 2014.
À cette fin, en décembre 2011, une deuxième conférence aura lieu en Allemagne : « Bonn 2 ». Dans cette conférence, 90 ministres des Affaires étrangères doivent accompagner le gouvernement de Karzaï pour réfléchir sur le futur et le devenir du pays.
Dans l'espoir de réussir cette conférence et de laisser les Afghans régler le partage du pouvoir politique entre eux après l'afghanisation, un bruit de « régionalisation » de l'Afghanistan court... Il s'agirait de créer une fédération « ethnique » de l'Afghanistan afin que chaque tribu régule ses problèmes pour suppléer à la faiblesse du pouvoir central que l'on n'a pas su construire. De nouveau, si ces idées-là prennent forme un jour, on se rendra compte que les Afghans et les experts de la communauté internationale qui oeuvrent dans ce sens n'ont pas compris la nature des problèmes afghans.
Sociologiquement parlant, ce pays est composé de paysans et de nomades et, depuis la nuit des temps, ce sont les échanges entre eux qui ont permis la cohésion sociale sur l'ensemble des territoires afghans. Aujourd'hui, beaucoup de ces nomades ont été sédentarisés sur des territoires non pashtounes. D'un autre côté, ceux qui sont restés nomades rencontrent souvent des problèmes, partout en Afghanistan, parce que leurs pâturages sont injustement confisqués par des chefs de guerre, les empêchant de poursuivre leurs activités, d'où de fréquents affrontements entre les nomades et ceux qui les empêchent de transhumer. D'où aussi les problèmes de famine dont la cause, contrairement à ce qu'on entend toujours, n'est pas uniquement la sécheresse : depuis la nuit des temps, les nomades produisaient du blé sur des terres non irriguées inaccessibles aux paysans sédentaires, blé qui satisfaisait leurs besoins propres et dont les excédents alimentaient les populations sédentaires. Aujourd'hui, en plus des 8 millions de personnes affamées à nourrir, l'Afghanistan a besoin d'importer régulièrement 200 000 tonnes de blé par an. Le 20 juin dernier, dans la province de Ghazni, il y a eu un affrontement entre des nomades pashtounes et des paysans hazaras qui a fait un mort et contraint des centaines de villageois à l'exode. C'est aujourd'hui le quotidien de tous les gens de la campagne en cohabitation avec les nomades.
Tout cela indique que la reconstruction de l'État et de la démocratie envisagée et conçue d'une manière superficielle par la communauté internationale est un échec. C'est pourtant toujours elle qui finance et conseille. La reconstruction est un acte éminemment politique dans lequel les Occidentaux n'ont jamais voulu s'impliquer réellement, la considérant comme un « problème intérieur » alors qu'ils ont occupé ce pays militairement et économiquement. Aujourd'hui, de nouveau, parce qu'ils sont dans l'impasse, ils n'ont pas l'audace de donner une vraie dimension politique à la reconstruction. D'où les tâtonnements et hésitations de conférence en conférence...
Que faire ? Depuis 2006, nous* n'arrêtons pas de répéter que c'est aux Afghans eux-mêmes de retrouver les chemins complexes de la paix et de la reconstruction de leur nation, de leur État et de leur économie. Mais, il faut reconnaître que les Afghans ont encore besoin de la communauté internationale...
Aussi, pour que de nouveau on ne tombe pas dans le gaspillage, il faut en urgence :
- Changer complètement la politique économique, faire des réformes pour dynamiser l'agriculture et l'artisanat (afghaniser plutôt l'économie que tribaliser la politique).
- Un recensement: depuis 2006, toutes les tentatives de recensement ont échoué. Ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas connaître avec exactitude la répartition ethnique de la population pour ne pas perturber la tradition de la primauté pashtoune. On ne peut partager le pouvoir et amener la paix, ni organiser l'économie tant qu'on n'a pas une idée plus précise du nombre de la population.
- Résoudre les problèmes de propriété de la terre et expliquer à la population que les terres appartenant à l'État aujourd'hui confisquées injustement par les chefs de guerre sont des biens publics. À ce titre, la terre est un bien collectif sur lequel les nomades ont un droit ancestral d'utilisation. Les nomades que l'on cherche à tout prix à sédentariser sont des éleveurs producteurs de viande, de laine. Ils représentent une force de travail ambulante pour les paysans, et l'apport des engrais naturels de leurs troupeaux est très important.
On peut imaginer que la conférence de Bonn 2 va mettre l'État afghan devant ses responsabilités afin qu'il assume après 2014 sa sécurité mais aussi le financement des services régaliens du pays. À l'heure actuelle, le revenu de l'État afghan ne couvre que 16 % du budget global du pays. Qui (et comment) comblera ce déficit après 2014 sachant que les dépenses de l'armée à elles seules coûtent à la communauté 7 milliards de dollars par an ? Faut-il souligner que la politique poursuivie depuis 2002 était une copie de la politique économique des anciens régimes ? On a vu le résultat : quelques-uns sont devenus de riches et grands commerçants qui ne payent pas d'impôts et corrompent les fonctionnaires. Les autres attendent que la communauté internationale finance, jusqu'à la nuit des temps, de soi-disant projets de développement. Tout ceci nous enfonce dans le néant et la misère.
Il faut que la conférence de Bonn 2 donne au peuple afghan, dans les 10 à 20 prochaines années, sous le contrôle et les conseils de la communauté internationale, la possibilité de reconstruire un État et une économie qui répondent aux attentes de la nation afghane et pas à celles des chefs tribaux.
* Afghanistan : reconstruction et développement / en collab. avec F. Nicolas. Marseille : Autres Temps, 2006. 262 p. (Temps Choc)