Pour l'Afghanistan, le bilan de l'année 2010 est très sombre. Les déclarations nuancées des chefs d'États, de gouvernement, des ministres, des stratèges, des commentateurs occidentaux ne confirment qu'une seule chose : l'échec de la reconstruction et la progression territoriale des talibans. Chacun préconise d'ouvrir des négociations avec les talibans pour préparer le retrait des troupes occidentales et le transfert de la sécurité aux autorités afghanes.
Sur le plan de la politique intérieure, le Président Karzaï a été élu par défaut, son gouvernement est toujours incomplet et les résultats des élections législatives de 2010 sont toujours contestés. Le nouveau parlement n'a pas encore commencé son activité. L'ONU qui a reconnu les résultats de ces élections et la commission indépendante qui les ont organisées sont souvent accusées de partialité.
Depuis l'été, un conseil national pour la paix, la réconciliation et la réintégration des talibans a été mis en place à Kaboul. Le gouvernement et ce conseil font tout pour que les talibans acceptent de partager le pouvoir, mais les talibans refusent de discuter cette proposition tant que les armées étrangères n'ont pas quitté le pays.
Sur le plan économique, l'échec est encore plus grave. Une étude de l'AREU (Afghanistan Research and Evaluation Unit) publiée le 29 décembre dernier à Kaboul indique que 70% de la population afghane souffre d'insuffisance alimentaire. En conséquence, le PAM a lancé un appel à l'aide et demande 678 millions de dollars pour nourrir 8 millions d'Afghans, non seulement dans les périphéries urbaines mais également dans les campagnes.
En matière de sécurité, l'échec de la reconstruction est tel que ceux et celles qui ne bénéficient pas de la protection d'un chef de guerre ou de tribu ne peuvent pas sortir de chez eux sans risquer d'être enlevés, rançonnés, violés, tués.
Depuis 9 ans, tous les efforts entrepris par les militaires occidentaux dans les campagnes (Provincial Rehabilitation Team) n'ont abouti à rien. Au contraire, les quelques kilomètres de route ou de canaux construits, les quelques tonnes d'engrais ou de semences distribuées au nom du développement, les médicaments l'ont été ponctuellement, au coup par coup, sans vision globale ni politique définie. Seule a compté l'arrière-pensée de monnayer le corps et l'esprit des chefs de guerre ou de village pour les amener à déposer les armes. Tout ceci discrédite le pouvoir central et la gouvernance afghane. Pour les ruraux, les seuls acteurs sur le terrain sont les ONG et les militaires.
Coût du gaspillage (rien que pour les États-Unis) depuis 2002 : 55 milliards de dollars (d'après un rapport de l'inspecteur général américain pour la reconstruction afghane cité par RFI/Internet le 3.11.2010). Où est passé cet argent dépensé par 7 000 ONG privées présentes sur le terrain ?
Alain Juppé, ministre de la défense, en visite à Kaboul le jour de Noël a déclaré : «Les militaires français sont ici pour faire bénéficier le pays d'une armée, réussir la reconstruction et préparer la transition de 2014».
Comment peut-on imaginer former une armée de métier avec des paysans incultes qui n'ont d'autre choix pour survivre que d'accepter d'intégrer l'armée pour 50 à 100 dollars par mois ? Que va-t-il se passer en 2014 lorsque les Occidentaux se retireront et que l'État afghan ne sera ni en état ni en mesure de financer son armée ?
Au mois de novembre dernier, un groupe d'intellectuels et de journalistes internationaux ont lancé un appel à M. Obama, lui demandant de négocier avec les talibans «car la guerre n'est pas une solution» et coûte cher. Ils semblent avoir oublié ce qui s'est passé -et se passera si les talibans reviennent au pouvoir : non seulement le peuple ne pourra plus écouter de la musique ni jouer au cerf-volant, mais les femmes seront à nouveau privées de toute liberté (éducation, possibilité de travailler à l'extérieur, etc.), les villages opposants seront rasés, la végétation détruite pour contraindre les populations à l'exil. Il faut rappeler que dans la gouvernance tribale et talibane, la démocratie n'existe pas. Dans ce système politique le chef vaincu a la vie sauve s'il se soumet, sinon il est exécuté. Sa famille est prise comme esclave et ses biens sont confisqués.
Est-ce que c'est bien cela que ces intellectuels souhaitent pour l'Afghanistan ?
Fin 2001, les participants afghans et internationaux à la Conférence de Bonn ont oublié l'attente de la majorité du peuple afghan qui était non seulement de bâtir un État mais surtout de redonner vie à la nation, de reconstruire un pays dont les bases socio-économiques avaient été complètement anéanties, notamment la complémentarité vitale entre les paysans et les nomades des différentes ethnies.
Pour espérer vivre un jour en paix, l'Afghanistan ne fera pas l'économie d'une reconstruction politique basée sur les réalités de ce pays. Aujourd'hui, il est indispensable, avant le retrait des armées de l'OTAN, avant d'entreprendre la moindre négociation avec les talibans, de résoudre les problèmes fonciers qui sont la cause principale des blocages politiques : celui qui détient la terre, détient le pouvoir, la nourriture.
La démocratie n'est pas transposable telle que nous la vivons nous, avec notre vision d'Occidentaux. Nous devons impérativement changer notre regard sur ce pays et sa culture, et les êtres qui la font vivre, capables qu'ils sont d'évoluer vers une démocratie adaptée aux conditions politiques et sociales de l'Afghanistan.
L'échec de la démocratie et de la reconstruction en Afghanistan est une source d'extrême souffrance pour tous ces hommes et ces femmes de ce pays, une blessure profonde pour les nombreux démocrates afghans qui depuis le XIXe siècle ont payé de leur liberté et de leur vie le combat pour la démocratie.