Plus on approche de 2014, date du retrait des armées de l’Otan, plus la situation politico-sécuritaire se dégrade en Afghanistan.
Les talibans ont intensifié la guerre, le processus de paix avec eux échappe des mains du gouvernement. La culture du pavot s’intensifie, la corruption ravage le pays, les droits de l’Homme (et des femmes, surtout) sont bafoués, les membres du gouvernement et du parlement s’accusent mutuellement de corruption, les étudiants manifestent dans les rues de Kaboul ; et, pour de multiples raisons, les relations de bon voisinage avec le Pakistan et l’Iran se dégradent et on brûle les drapeaux pakistanais et iraniens à Kaboul.
C’est dans cette ambiance de défiance et de méfiance que le lundi 17 juin, le gouvernement afghan a officiellement repris le contrôle de la sécurité du pays. Dès le lendemain, les talibans ont ouvert leurs bureaux à Doha pour entamer les pourparlers de paix avec les Américains.
Quelle que soit l’importance de ces deux événements pour les diplomates et militaires occidentaux, pour l’Afghan de base, douze ans après que les Américains ont envahi l’Afghanistan pour chasser les talibans et aider le peuple au développement et à la démocratie, ces négociations directes avec les talibans alors qu’ils ne reconnaissent ni le gouvernement de Karzai ni la constitution représentent un énorme échec, porteur de danger pour la paix et la stabilité en Afghanistan.
Si dans les grandes villes, comme il y a 34 ans, on constate des traces de paix par la présence de nouveaux bâtiments ou des patrouilles de police, dans les campagnes (33 000 villages), l’assistance fournie depuis 2003 par les militaires de l’Otan et leurs 25 PRT (provincial rehabilitation teams) n’a non seulement pas apporté d’amélioration en matière de sécurité et de bonne gouvernance mais, au contraire, sur le plan économique, les aides distribuées par des PRT (pour capter le cœur et l’esprit des Afghans dans l’espoir de lutter contre la culture du pavot et l’intégration de l’agriculture aux marchés nationaux et internationaux) ont provoqué de nouvelles pratiques agricoles et des dépendances vis-à-vis des semenciers, des fournisseurs d’engrais et de machines outils internationaux de façon inquiétante.
Depuis 10 ans, du fait des PRT, les paysans afghans utilisent de nouvelles variétés de semences de blé et de riz, abandonnant les variétés traditionnelles aux bons soins des centres de recherche et des banques de gènes sans aucune garantie ni contrepartie.
Que deviendront ces milliers de projets de développement inachevés après 2014 ? Qui va succéder aux PRT qui assuraient la sécurité de la population, la bonne gouvernance et le développement économique dans les villages ? Qui va remplacer le vide laissé par les centaines de collaborateurs et interprètes qui ont obtenu le droit d’asile avec leur famille en Occident ? Malgré toutes ces questions sans réponse, on peut observer deux points positifs dans la presse internationale et locale :
Sur le plan international, il a fallu plus de 10 ans et la fin de son mandat pour que Bernard Bajolet, ambassadeur de France à Kaboul, critique aussi clairement le gouvernement afghan et la communauté internationale : « Je n’arrive pas encore à comprendre comment nous nous sommes débrouillés – tant du côté de la communauté internationale que du gouvernement afghan – pour que tout se passe en 2014: les élections présidentielles, les transitions économique et militaire… alors que les négociations du processus de paix n’ont pas vraiment encore commencé !» […] « Soyons lucides : un gouvernement qui dépend presqu’entièrement de la communauté internationale pour les salaires de ses soldats et de ses policiers comme pour le plupart de ses investissements, et aussi partiellement pour ses dépenses civiles, ne peut être qualifié d’indépendant » (1).
Le deuxième point positif qu’on lit dans la presse, c’est que, enfin, le gouvernement afghan pense à mettre en place l’attribution d’un nom et d’un numéro aux rues et aux maisons de Kaboul, de même que la distribution d’une carte d’identité à chaque Afghan.
Si ces deux mesures sont accompagnées un jour par un recensement de la population (le recensement que le gouvernement a refusé en 2005), la mise en place d’un état civil et l’établissement du cadastre, c’est alors que nous parlerons d’une vraie reconstruction du pays.
Aussi, si on regardait de près l’échec de la reconstruction et le retour en force des talibans sur la scène politique, la raison essentielle ne réside pas seulement dans l’absence de l’État mais aussi dans l’indifférence des dirigeants afghans et des experts internationaux quant à l’importance de ces informations pour avoir une véritable politique de reconstruction. Comment passer de l’aide d’urgence traditionnelle, où un certain degré d’approximation et de tâtonnement est tolérable, à une aide responsable pour la reconstruction d’un pays sans disposer d’informations exactes sur la population et l’identité des individus qui bénéficient de l’aide sans provoquer des frustrations…
J’ai encore en tête des scènes d’émeute de paysans lors de la distribution des produits pour lutter contre l’invasion des criquets en 2005 dans le nord du pays : les paysans non concernés car non propriétaires des terres menacées voulaient leur part de produit (parce que gratuit et distribué au hasard…) pour le revendre au-delà des frontières à des mafieux qui le revendaient sur les marchés d’Afghanistan ou d’Ouzbékistan.
Depuis 2002, la captation de l’aide internationale par les grandes ONG internationales (USAID pour les États-Unis, GTZ pour l’Allemagne) et les ONG sous-traitantes (environ 2 500) d’une part et l’exploitation de l’aide au développement par les militaires de l’OTAN et les PRT pour troquer l’aide contre la paix ont faussé la reconstruction politique du pays ravagé par plus de 30 années de guerre.
Et ces militaires qui vont laisser d’ici fin 2014 la sécurité politique et économique de l’Afghanistan aux Afghans sont-ils conscient qu’en l’espace de 12 ans, par leur aveuglement quant à l’histoire du pays, ils ont transformé le tribalisme agraire en capitalisme sauvage ? Partout dans le pays, leur présence s’est substituée artificiellement aux institutions de l’État, empêchant le gouvernement afghan de mettre les vrais fonctionnaires pour assurer la justice et la police et construire ainsi une nouvelle identité afghane afin de régler une fois pour toutes des problèmes nationaux et ethniques. D’où l’échec du président Karzai depuis 2002 pour créer un sentiment national, et l’incapacité de l’État à assurer une meilleure redistribution de l’aide internationale pour libérer le peuple des griffes des conservateurs (tribalo-religieux) qui ont empêché l’Afghanistan d’accéder au développement et à la démocratie depuis 1918 (date de l’Indépendance). L’ouverture du bureau de la représentation des talibans à Doha, capitale du Qatar, et leur retour autour de la table des négociations de paix puis sur la scène politique, bien qu’applaudis par les politiques et diplomatiques occidentaux, représentent un terrible échec pour le peuple afghan. Un mauvais présage pour la suite.
Finalement, ce n’est pas par la négociation mais par la violence sur le terrain (considérant le gouvernement de Karzai comme une marionnette des Américains, commettant des attentats dans les villes, coupant les têtes ou les mains des gens dans les campagnes, empêchant les enfants d’aller à l’école) et la ruse (contacts secrets avec les militaires, développement de la culture du pavot, négociations diplomatiques avec les Occidentaux dès 2001) qui sont les deux caractéristiques de la culture de gouvernance en Afghanistan depuis 1747 (2) que les talibans retrouveront le chemin de la politique. Cependant, contrairement à ce que tous les stratèges politiques et militaires affirment depuis des années, le retour des talibans dans l’espace politique de cette manière n’est pas porteur de paix. Cette culture de gouvernance basée sur la violence et la ruse qui était garante de paix et de sécurité jusqu’aux années 1950 n’est pas du tout compatible avec la démocratie et la bonne gouvernance.
Faut-il rappeler que, depuis 1978, sous l’effet des guerres, le corps social afghan a subi de profonds changements du point de vue politique et ethnique. En moins de 40 ans, ce pays va connaître des changements inachevés de régime qui vont d’une monarchie constitutionaliste à une république islamique sous Daoud par un coup d’État, puis à une république démocratique par une révolution sous les communistes à un émirat islamique sous les talibans et, pour finir, à la république islamique d’Afghanistan par la constitution de 2004.
Durant toutes ces années, le pays et le peuple ont été victimes de violences et d’exactions indescriptibles de la part des chefs de guerre et des puissants voisins du Nord et du Sud. Pour construire la paix sociale dans le pays après de telles brutalités, il était nécessaire soit de traduire les chefs devant la justice pour réconcilier le peuple avec la politique, soit de pardonner. Faute d’institution, en 1992, le Pr Sebratullah Modjadidi, 1er président afghan après les communistes et fin connaisseur de la mentalité de ses compatriotes, choisit le pardon. La guerre des chefs pour le pouvoir puis la guerre civile et le retour des taliban font avorter cette décision. En 2002, au lieu de choisir le pardon ou la réconciliation, les stratèges militaires et politiques du président G.W. Bush ont choisi la guerre contre les talibans tandis que leurs agents de développement ont commencé à construire des chambres froides pour conserver les fruits et légumes qui n’étaient pas encore produits ou à creuser des piscines là où il n’y avait pas ou peu d’eau pour élever des poissons… Son successeur, le président Obama, prix Nobel de la Paix, décide sous la pression des talibans la négociation et le retrait.
D’où le gaspillage de millions de dollars, la perte de temps, la perte de confiance du peuple quant à la sincérité des Occidentaux pour les aider à atteindre la démocratie et, aujourd’hui, le retour au point de départ et l’ouverture de la représentation des talibans à Doha. Quelle désillusion pour le peuple afghan…
Quel que soit le bilan par les experts sur le papier, la reconstruction sur le terrain est un échec. Mais les questions qui se posent maintenant sont les suivantes : après 2014, les Afghans seront-ils capables de partager le pouvoir avec les talibans ? Les soldats américains (12 à 18 000) qui resteront pour encadrer et conseiller armée et police afghane serons-ils capables d’empêcher une nouvelle guerre ? Et cette nouvelle guerre risque de n’être pas seulement une guerre civile entre Afghans, mais aussi une guerre régionale où tous les voisins de l’Afghanistan risquent de s’embraser.
(1) Cité dans le Canard enchaîné du mardi 7 mai 2013
(2) Cf. H. Haider. Reconstruction et culture orale, Les Nouvelles d'Afghanistan n° 54, 4e trim. 1991, pp. 10-14