Les vents qui balaient Gaza aujourd’hui portent le même parfum de défi qui, autrefois, agitait les montagnes des Aurés et les ruelles de la Casbah. Ils traversent des maisons en ruine et des écoles détruites, effleurant le visage d’enfants qui n’ont jamais connu un matin sans drones. Le rythme du siège évoque aux mémoires l’Algérie des années 1950 : une époque où les bombardements coloniaux s’abattaient sur les civils, où la population autochtone était considérée comme étrangère, et où la libération paraissait à la fois impossible et inévitable. L’histoire, parfois, parle le même langage à travers les continents — Gaza résonne aujourd’hui de ce qu’Alger criait alors.
Le colonialisme de peuplement français en Algérie et les politiques israéliennes en Palestine reposent sur la même logique fondamentale : déplacement, remplacement et domination. Il ne s’agit pas seulement de terres, mais de l’effacement systématique d’une présence politique et historique. Soutenus par des puissances mondiales, la France comme Israël ont invoqué la civilisation comme bannière et qualifié la résistance indigène de violence illégitime. Ce ne sont pas des conflits symétriques entre égaux, mais des luttes contre une architecture de contrôle conçue pour rendre la simple survie criminelle.
Pourtant, malgré leurs parallèles, les trajectoires de l’Algérie et de la Palestine ont divergé. La différence la plus marquante réside dans l’organisation. L’Algérie, faible économiquement et isolée diplomatiquement au début des années 1950, a su forger un mouvement national unifié. Le Front de Libération Nationale (FLN) a consolidé des courants divers — politiques, militaires et populaires — en un cadre stratégique unique. Son objectif était clair : l’indépendance totale. Ses moyens étaient multiples : lutte armée, diplomatie internationale, mobilisation de la diaspora. Cette structure a permis aux Algériens de parler d’une seule voix, même face à une répression et des pertes considérables.
Cette unité n’était pas seulement structurelle, elle était aussi symbolique. Le FLN a transformé l’Algérie en véritable marque révolutionnaire. De La Havane à Hanoï, Alger est devenue synonyme de résistance anticoloniale. Avec peu de ressources, le mouvement a atteint les capitales étrangères, plaidé à l’ONU et influencé l’opinion mondiale. Face à la propagande et à la censure françaises, il a réussi à présenter sa lutte non seulement comme juste, mais comme nécessaire. Le FLN comprenait que le monde ne soutiendrait pas une rébellion sans visage : il fallait une histoire, un cap, un drapeau.
À l’inverse, la lutte palestinienne actuelle est fragmentée à tous les niveaux. Il n’existe ni leadership unifié, ni plateforme politique commune, ni vision coordonnée de la libération. Gaza et la Cisjordanie fonctionnent comme des entités séparées. L’Autorité palestinienne, censée représenter le peuple, s’est au contraire enfermée dans un statu quo qui profite à l’occupation. Sa coordination sécuritaire avec Israël et son silence face aux attaques répétées ont rendu une partie de la direction complice de l’oppression de son propre peuple. Là où les dirigeants algériens traitaient la France comme un occupateur et ne négociaient que sur le retrait inconditionnel, la direction palestinienne s’est engagée dans des décennies de négociations qui ont progressivement affaibli sa position.
Ce qui est peut-être le plus tragique, c’est que les Palestiniens disposent aujourd’hui de ce que les Algériens n’avaient pas dans les années 1950 : une visibilité mondiale. La cause palestinienne est documentée, tweetée, diffusée en direct, étudiée sur tous les continents. Leur réalité est connue. Mais cette connaissance n’a pas généré de levier concret. Le paysage politique fragmenté, l’absence d’une stratégie nationale et le fossé croissant entre la direction et la population transforment cette visibilité en un substitut du pouvoir.
La révolution algérienne offre un enseignement inverse : ce n’est pas la reconnaissance internationale qui crée la résistance, mais la résistance qui produit la conscience mondiale. À une époque où le monde ignorait presque le statut colonisé de l’Algérie — beaucoup n’ont appris l’emprise française qu’après la déclaration du 1er novembre du FLN — le mouvement a su secouer les consciences.
Les Palestiniens sont aujourd’hui pris entre deux dynamiques étouffantes : un ennemi externe qui nie leur existence et un leadership interne qui ne représente plus leurs aspirations. La résistance existe — à Jénine, à Khan Younis, dans la diaspora — mais elle est dispersée, souvent improvisée, dépourvue de cadre national. Le mouvement est partagé entre visions contradictoires : certains rêvent d’une solution à deux États, d’autres d’un futur à un État, d’autres encore se contentent de survivre.
Parallèlement, les États arabes qui proclamaient autrefois leur solidarité ont changé de position. Au lieu de soutenir matériellement les mouvements de résistance, beaucoup embrassent désormais la normalisation avec Israël — collaborant ouvertement en matière de renseignement, commerce et coordination militaire. Ce réseau croissant de complicité régionale isole davantage les Palestiniens, leur ôtant non seulement la profondeur stratégique, mais aussi la légitimité morale aux yeux de la communauté internationale. Le siège n’est plus seulement israélien ; il est renforcé par le silence et parfois la complicité des pays arabes.
Cela contraste fortement avec l’environnement révolutionnaire algérien. Le FLN, sous une immense pression coloniale, bénéficiait d’un soutien réel, même imparfait, de ses voisins. Tunisie et Maroc accueillaient bases et camps d’entraînement ; l’Égypte offrait appui politique et armes ; des dirigeants du mouvement des non-alignés — du Ghana à l’Inde en passant par l’Indonésie — reconnaissaient la lutte algérienne comme partie d’un destin anti-colonial partagé. La cause algérienne résonnait à Bamako, Belgrade, Bandung. Elle n’a jamais été seule.
La Palestine, aujourd’hui, est entourée non pas d’alliés, mais de régimes préoccupés par la faveur occidentale ou leur sécurité interne plutôt que par l’injustice à leurs portes. La géographie qui soutenait autrefois les mouvements de libération est devenue un désert d’indifférence — voire de trahison.
Une leçon douloureuse se dégage de l’expérience algérienne. Le FLN a transformé des actes de défi épars en une révolution disciplinée. Il a transformé la soif de liberté d’un peuple en projet cohérent. Il a uni la résistance armée à la diplomatie politique. La Palestine n’a pas encore atteint cette synthèse : elle reste enfermée dans des cycles réactifs — riposter face aux attaques, pleurer après les bombardements, puis replonger dans la stagnation. Ce que l’Algérie a compris — et que la Palestine doit redécouvrir — c’est que la libération n’est pas un événement spontané. Elle est structure, processus, réinvention incessante du futur soutenue par un mouvement discipliné.
Il ne s’agit pas d’idéaliser l’expérience algérienne. Le chemin vers la liberté fut horrifique : cinq millions de morts, régions dépeuplées, familles disparues. Mais c’est précisément ce coût qui a clarifié les enjeux. L’indépendance n’était pas négociable. Ce n’était pas un fantasme diplomatique ni un appel à la bienveillance internationale. C’était une décision de résister jusqu’au départ de l’occupant — et d’en assumer toutes les conséquences.
Les Palestiniens ne manquent ni de courage ni de sacrifices. Ce qui leur manque, c’est un cadre national qui honore ce courage par une stratégie claire. Un mouvement de libération ne peut être externalisé à la communauté internationale. Il ne peut être fragmenté entre factions rivales. Il doit se construire — lentement, douloureusement, collectivement.
La guerre d’indépendance algérienne n’est pas un modèle à copier, mais un miroir. Elle reflète ce qui devient possible lorsqu’un peuple, même dans les conditions coloniales les plus sévères, trouve sa voix collective. Elle reflète le coût de la liberté — et sa puissance.
Le monde ne libérera pas la Palestine. Les Palestiniens doivent le faire — et ils le peuvent.