La France vacille au moment même où le monde s’embrase. Dans les travées de l’Assemblée nationale, le vote qui a renversé le gouvernement Bayrou a retenti comme un coup de tonnerre : 364 députés ont choisi la défiance, ne laissant au Premier ministre que neuf mois d’existence politique. À l’instant où Paris aurait voulu projeter l’image d’une puissance sûre d’elle, capable de tenir tête aux tempêtes internationales, c’est un spectacle de fragilité qui s’est offert au monde. Le contraste est saisissant : alors que l’Ukraine s’enlise dans une guerre interminable, que le Sahel échappe à l’influence française, que la Méditerranée devient le théâtre des drames migratoires, la cinquième puissance mondiale chancelle sur ses propres fondations. Et plus grave encore, ce fracas intérieur risque d’emporter une promesse qui aurait pu marquer l’Histoire : la reconnaissance de l’État de Palestine, annoncée en coulisses pour septembre, pourrait disparaître dans le tumulte des démissions et des calculs politiciens.
Cette crise ne surgit pas du néant. Depuis les élections législatives de 2022, Emmanuel Macron gouverne sans majorité absolue, contraint à des compromis fragiles et à des artifices procéduraux pour faire passer ses réformes. La réforme des retraites, imposée sans vote grâce à l’article 49.3, avait déjà révélé l’impasse d’un système où l’exécutif ne parvient plus à convaincre le pays. La loi sur l’immigration, à peine adoptée au prix de concessions majeures à la droite, illustrait une présidence de plus en plus acculée. L’arrivée de François Bayrou à Matignon, en décembre 2024, devait incarner une respiration, une tentative de rassemblement autour d’une personnalité expérimentée et respectée. Mais neuf mois plus tard, l’illusion s’est dissipée : le Parlement a tranché, signifiant non seulement la fin d’un Premier ministre, mais l’épuisement d’une méthode.
Ce basculement institutionnel renvoie à une faille profonde de la Ve République. Conçue pour donner au président une autorité stable, elle se retrouve paradoxalement affaiblie par la fragmentation politique et l’atomisation du paysage partisan. Le renversement du gouvernement Bayrou, s’il démontre la vigueur du Parlement, rappelle par certains aspects l’instabilité de la IVe République, qui connut vingt et un gouvernements en douze ans, jusqu’à son effondrement en 1958. La France semble prisonnière d’un dilemme : soit préserver une démocratie vivante mais au prix d’une paralysie chronique, soit tenter de restaurer une verticalité présidentielle qui ne convainc plus. Cette tension entre vitalité démocratique et efficacité politique est désormais au cœur de la crise française.
Or, cette fragilité institutionnelle ne reste jamais confinée aux frontières nationales. Elle se reflète aussitôt dans la posture internationale du pays. La France, puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, s’est toujours définie comme une voix singulière, capable de proposer des voies alternatives à celles de Washington ou de Moscou. Mais comment maintenir cette prétention lorsque l’exécutif n’est plus capable de tenir une ligne cohérente à l’intérieur ? Les partenaires européens observent Paris avec inquiétude : Berlin redoute un partenaire paralysé au moment où l’Union doit renforcer son soutien à l’Ukraine ; Rome et Madrid perçoivent une opportunité d’occuper l’espace laissé vacant ; Bruxelles s’interroge sur la capacité de Macron à peser dans les négociations communautaires.
Le recul français est particulièrement visible en Afrique. Après les humiliations successives au Mali, au Burkina Faso et au Niger, où les régimes militaires ont exigé le départ des forces françaises, l’influence de Paris s’est réduite comme peau de chagrin. La promesse d’une « réinvention » du partenariat franco-africain s’est évanouie dans le tumulte des drapeaux russes brandis dans les rues de Ouagadougou ou de Niamey. La fragilité politique intérieure vient renforcer cette image d’une puissance en déclin, incapable de se projeter avec confiance au-delà de la Méditerranée. Dans ce contexte, la parole française sur le Moyen-Orient perd de sa portée, et le projet d’une reconnaissance de l’État de Palestine apparaît d’autant plus audacieux… ou irréalisable.
Car cette décision, que des diplomates français laissaient filtrer pour septembre 2025, devait constituer un geste fort, à la hauteur de l’histoire gaullienne d’une France indépendante, capable de défier les blocages occidentaux. Emmanuel Macron, affaibli par les critiques sur Gaza et pressé par une opinion publique française largement favorable à la cause palestinienne, semblait prêt à franchir le pas. Mais l’écroulement du gouvernement Bayrou change la donne. Peut-on imaginer un exécutif intérimaire, privé de majorité, isolé sur la scène intérieure, prendre une initiative aussi lourde de conséquences diplomatiques ? L’hypothèse paraît de plus en plus fragile.
Le renoncement ne serait pas seulement un revers symbolique, il marquerait un tournant historique. Car au-delà du Proche-Orient, ce geste aurait redonné à Paris une stature morale et politique singulière, au moment où l’Europe se cherche une voix unie. En reculant, la France donnerait l’image d’un pays prisonnier de ses propres convulsions, incapable d’honorer ses promesses et de traduire en actes l’héritage universaliste qu’elle revendique.
Il faut mesurer la gravité de ce moment. Dans le tumulte des alliances parlementaires et des querelles partisanes, c’est l’image même de la France qui vacille.
La chute de François Bayrou n’est pas seulement celle d’un homme, mais le révélateur d’un système à bout de souffle, incapable de concilier la vitalité démocratique avec l’efficacité de l’action. Le Parlement français a repris ses droits, mais au prix d’une instabilité qui ronge l’autorité de l’exécutif et fragilise la voix de Paris dans le concert des nations. L’Europe observe, le monde arabe attend, Washington jauge, Moscou se réjouit. La France, elle, hésite. Entre la tentation de l’audace et le risque du renoncement, un choix se profile : osera-t-elle encore accomplir des gestes à la hauteur de son rang — comme reconnaître enfin l’État de Palestine — ou acceptera-t-elle de s’installer dans une lente marginalisation, prisonnière de ses propres impasses politiques ?