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Billet de blog 10 septembre 2025

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Gaza, dernier champ de bataille de la rhétorique du 11 septembre

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Le 11 septembre 2001, l’histoire s’est figée dans un nuage de poussière et de flammes, et les images de Manhattan se consumant dans le ciel bleu demeurent gravées dans la mémoire collective comme une apocalypse moderne. Ce jour-là, au-delà des milliers de vies fauchées, c’est un monde qui s’est effondré : celui où l’Amérique se croyait invulnérable, protégée par deux océans et par la certitude de sa puissance. Mais de ces ruines ne naquit pas seulement la douleur, il en sortit aussi un langage, une rhétorique martelée avec une telle force qu’elle allait redessiner l’ordre mondial. « La guerre contre le terrorisme » devint non seulement un slogan, mais un prisme à travers lequel l’Occident allait justifier ses guerres, restreindre ses libertés, et façonner ses alliances. Vingt-quatre ans plus tard, cette rhétorique continue de hanter notre présent : à Gaza, Israël la brandit comme un étendard, répétant à l’infini un récit forgé dans les décombres de New York.

L’héritage de ce 11 septembre se mesure d’abord en chiffres que peu osent rappeler. Selon le projet « Costs of War » de l’université Brown, les guerres déclenchées au nom de la lutte contre le terrorisme ont coûté plus de 8 000 milliards de dollars et provoqué directement ou indirectement la mort de près de 4,5 millions de personnes. En Afghanistan, vingt ans d’occupation n’ont abouti qu’au retour des talibans, preuve de l’échec abyssal de l’entreprise américaine. En Irak, l’invasion de 2003, justifiée par des armes de destruction massive inexistantes, a ouvert la voie à un chaos dont est né l’État islamique. Partout où s’est imposée la bannière de la « guerre juste », les États ont été démantelés, les sociétés déchirées, les réfugiés multipliés. Mais au-delà du bilan humain, c’est l’architecture morale et juridique du monde qui s’est effondrée. Le droit international, déjà fragile, s’est retrouvé piétiné par une superpuissance qui se disait investie d’une mission quasi biblique.

Ce discours n’était pas seulement militaire. À l’intérieur même des démocraties occidentales, il a permis l’installation d’un régime de surveillance généralisée. Le Patriot Act, voté à une vitesse fulgurante, a inauguré une ère où la sécurité primait sur la liberté. Les télécommunications furent espionnées, les listes noires s’allongèrent, les suspects furent enfermés sans procès dans des zones grises comme Guantánamo. Le modèle américain inspira l’Europe : en France, les lois sur l’état d’urgence et la surveillance de masse ont institutionnalisé des pratiques autrefois réservées aux temps de guerre. L’ennemi était devenu ubiquitaire, insaisissable, et cela justifiait l’exception permanente. La peur devint une ressource politique.

Mais l’effet le plus insidieux fut culturel et idéologique : le musulman fut assigné à une altérité suspecte. L’islamophobie se normalisa, les sociétés occidentales se durcirent, et chaque acte terroriste isolé réactivait la suspicion généralisée. Cette essentialisation a produit un climat où l’« Autre » est toujours perçu comme un danger, une logique qui trouve aujourd’hui son paroxysme dans le discours israélien sur Gaza. Car la guerre contre le terrorisme n’est plus une invention américaine : elle a été adoptée, intériorisée, réappropriée par d’autres puissances, parfois avec une brutalité encore plus manifeste.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël répète le lexique forgé après 2001 : « guerre contre la terreur », « ennemi barbare », « nécessité de l’éradication ». Comme George W. Bush comparant Al-Qaïda au mal absolu, Benyamin Netanyahou assimile le Hamas à Daech. L’analogie n’est pas fortuite : elle vise à placer toute critique dans le camp de l’ennemi. En identifiant Gaza à un sanctuaire terroriste, Israël s’absout d’avance de ses crimes. Les bombardements sur des hôpitaux, les assassinats de journalistes, la famine organisée : tout est justifié par la nécessité de « déraciner le terrorisme ». Or, c’est précisément ce langage, hérité du 11 septembre, qui rend possible l’aveuglement occidental. Comme en 2001, Washington et une grande partie de l’Europe se rangent derrière la bannière de la lutte contre le mal, au mépris de la vérité la plus visible : la majorité des victimes sont des civils, des familles, des enfants.

Cette filiation rhétorique est d’autant plus frappante qu’elle reproduit les mêmes illusions. Comme en Irak, Israël prétend pouvoir détruire une idéologie par la force brute. Comme en Afghanistan, il pense qu’un siège peut effacer une résistance enracinée dans une histoire et dans une terre. Et comme les Américains hier, il risque de découvrir que chaque frappe nourrit davantage la colère qu’elle ne la résorbe. Le paradoxe est cruel : la rhétorique censée protéger renforce en réalité ce qu’elle prétend combattre. On oublie trop souvent que le djihadisme global s’est nourri des guerres américaines ; de la même manière, la résistance palestinienne se nourrit de l’injustice permanente. Ainsi, l’héritage du 11 septembre n’est pas seulement un langage : c’est un cercle vicieux où la violence engendre la violence.

Cet héritage est aussi institutionnel. Le Conseil de sécurité des Nations unies, paralysé par les vetos américains depuis 2001, a perdu tout crédit. Les conventions internationales sur la protection des civils et des journalistes sont régulièrement violées sans conséquence. La Cour pénale internationale elle-même est intimidée, menacée de sanctions si elle ose enquêter sur les crimes de guerre commis par Israël. L’ombre du 11 septembre plane ici encore : le précédent créé par les guerres illégales de Washington a ouvert la voie à une ère où le droit est subordonné à la force. Quand la première puissance mondiale a foulé aux pieds les règles qu’elle avait contribué à écrire, elle a donné aux autres un permis implicite de les ignorer.

Aujourd’hui, Gaza se dresse comme un miroir brutal de ce passé. Ce qui était masqué en 2001 par la peur et le choc est désormais visible à l’œil nu : la guerre contre le terrorisme n’est qu’un masque, une justification qui dissimule des ambitions politiques, territoriales, économiques. Si les médias dominants occidentaux peinent encore à rompre avec le lexique de l’ennemi terroriste, l’opinion mondiale, elle, bascule. Des millions de manifestants de Jakarta à Londres, de New York à Johannesburg, dénoncent la répétition du mensonge. La différence majeure avec 2001 réside peut-être là : la société civile mondiale refuse de se laisser hypnotiser par un discours qui a déjà prouvé son échec.

Vingt-quatre ans après le 11 septembre, l’Amérique n’a pas gagné sa guerre. Elle a laissé derrière elle des ruines, une planète plus instable, et une rhétorique qui continue de servir les bourreaux. Israël s’en saisit aujourd’hui pour légitimer une guerre totale contre un peuple enfermé dans une enclave, mais cette fois, l’héritage toxique se retourne contre ceux qui l’utilisent. Le langage forgé dans les flammes de Manhattan perd de sa puissance, non parce qu’il serait moins martelé, mais parce qu’il apparaît désormais pour ce qu’il est : un alibi. L’histoire retiendra peut-être que Gaza, par son martyre, a dévoilé l’imposture de la « guerre contre le terrorisme ». Et que c’est dans les ruines de cette rhétorique, comme hier dans celles de New York, qu’un autre monde pourrait commencer à s’écrire.

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