Hadjer Batoul Reguig

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Billet de blog 11 août 2025

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Ce que disent les drapeaux qu’on agite

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nés dans une République qui les appelle “enfants de l’immigration”, nombreux sont ceux qui peinent encore à s’y reconnaître pleinement. Quand les origines deviennent un refuge et la citoyenneté un terrain miné, les symboles nationaux se chargent d’un sens inattendu.
Un soir d’été à Nanterre, des cris montent, des vitrines tombent, des scooters brûlent. Au milieu de la fumée, un jeune brandit un drapeau algérien, torse nu, capuche sur la tête. Il n’a jamais mis les pieds en Algérie. Il est né ici, il parle un français parfait, il vote – parfois –, il consomme, il vit selon les lois de la République. Mais ce soir-là, c’est un autre pays qu’il arbore, comme un défi, comme une revanche, comme un rejet.
Ces scènes se répètent, inexorablement, à chaque onde de choc sociale. Derrière les bris de verre et les voitures calcinées, ce sont souvent les mêmes visages, les mêmes cris, et les mêmes drapeaux : algérien, marocain, congolais, malien… Des symboles d’ailleurs portés par des corps d’ici. Des enfants de la République qui se refusent à elle, ou qui sentent qu’elle s’est refusée à eux. Une jeunesse française sur le papier, mais étrangère dans le regard des autres — et parfois dans son propre regard.
Ce paradoxe n’est pas né d’hier. Depuis la fin des années 1950, la France a fait venir une main-d’œuvre massive issue de ses anciennes colonies pour reconstruire un pays exsangue après la guerre. Ces hommes – souvent seuls – ont travaillé dans les usines, les chantiers, les mines. On les logea dans des foyers, puis dans des grands ensembles à la périphérie des villes. L’État ne les avait pas pensés comme des citoyens, encore moins comme des parents. Mais ils ont fondé des familles, fait venir leurs épouses, élevé leurs enfants ici.
Ces enfants, devenus la “deuxième génération”, ont grandi dans une tension permanente : élevés par des parents parlant peu le français, souvent analphabètes, porteurs d’un imaginaire rural et postcolonial ; scolarisés dans une école républicaine qui ne reconnaissait ni leur histoire, ni leur mémoire, ni leur langue. Ils ont appris Voltaire et Molière, mais jamais l’histoire de l’Algérie coloniale, de l’Afrique subsaharienne, de l’immigration post-indépendance. Ils ont grandi dans des cités fermées sur elles-mêmes, où le rêve républicain s’effritait sous le poids de la relégation.
La troisième génération, celle qui fait aujourd’hui la une des journaux, est le fruit amer de cette fracture. Elle parle parfaitement français, parfois mieux que ses enseignants, mais elle ne se sent ni tout à fait française, ni tout à fait étrangère. Elle navigue entre le rejet perçu, la fierté blessée, la mémoire recomposée. Et souvent, pour exister dans un espace qui ne les reconnaît qu’à travers les statistiques ou les faits divers, ces jeunes se réapproprient des symboles — des drapeaux, des hymnes, des récits mythifiés — comme pour dire : “nous sommes là, nous avons une histoire, et elle ne vous ressemble pas.”
Mais ce réflexe identitaire, au lieu de panser la blessure, l’envenime. Car la République, dans sa rigidité laïque et universaliste, ne sait pas gérer la complexité. Elle voit dans ces expressions une menace, une rupture avec le récit national. Elle réagit par le silence, le mépris, ou la répression. Et dans cette boucle de malentendus, les tensions s’accumulent, les colères explosent, et les drapeaux s’agitent.
Ce qui rend cette situation plus déroutante encore, c’est le contraste saisissant avec les nouveaux arrivants : étudiants venus du Maghreb ou d’Afrique noire, chercheurs, stagiaires, médecins, artistes. Eux aussi viennent de l’autre rive. Mais ils arrivent avec un regard neuf, souvent humble, parfois admiratif. Ils ne connaissent pas les codes, mais ils les cherchent. Ils ne maîtrisent pas encore la langue, mais ils l’apprivoisent. Ils ne se sentent pas trahis par la France, car ils n’ont pas grandi dans l’attente d’un amour qu’elle n’a jamais offert.
Pourquoi alors ceux qui ont grandi ici rejettent-ils ce que d’autres espèrent atteindre ? Pourquoi l’appartenance est-elle si difficile pour ceux qui, justement, sont censés en être les héritiers ? Peut-être parce qu’ils n’ont jamais eu la possibilité de s’enraciner. Parce qu’ils ont été enfermés dans une citoyenneté abstraite, administrative, sans chair ni récit. Parce qu’on leur a refusé une place pleine dans le “nous” français, tout en exigeant leur gratitude.
Porter un drapeau algérien, congolais ou comorien dans une manifestation contre les violences policières n’est pas un crime. Mais en faire un étendard de colère désordonnée, le hisser au milieu des flammes, c’est une erreur politique, et une trahison symbolique. Cela ne construit rien. Cela ne fait que renforcer les stéréotypes, conforter les discours de l’extrême droite, et éloigner un peu plus la possibilité d’un vivre-ensemble apaisé.
Certains, nés en Algérie, profondément attachés à leur pays d’origine, refusent que son drapeau soit exhibé dans un pays étranger comme un étendard de rage, de provocation ou de rejet. Un drapeau n’est pas un bâton de révolte. Ce n’est pas un cri de désespoir jeté au visage d’un État accusé d’ignorance ou d’oubli. Ce n’est pas non plus un passeport affectif pour échapper à l’intégration, à l’effort, à la responsabilité citoyenne.
La mémoire ne doit pas être un poison. L’identité ne doit pas devenir un cri de guerre. Le discours critique, s’il est nécessaire, doit aussi être digne.
Alors la vraie question n’est peut-être pas « Pourquoi nous rejette-t-on ? », mais bien : 
**Pourquoi tant parmi les enfants de l’immigration n’ont-ils pas su transformer leur blessure en force, leur histoire en avenir, et leur citoyenneté en enracinement ?**

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