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Billet de blog 11 août 2025

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Faire taire les témoins de Gaza

Le 10 août, le journaliste gazaoui Anas El-Sharif a été tué lors d’une frappe israélienne. Accusé sans preuve d’être un « membre du Hamas », il était surtout un témoin essentiel des réalités de la guerre. Depuis octobre 2023, près de 200 journalistes ont péri à Gaza, victimes d’une impunité inquiétante qui réduit au silence la vérité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 10 août, Anas El-Sharif, journaliste gazaoui reconnu, a été tué dans une frappe israélienne aux côtés de son collègue Mohamed Qreiqa et de deux cameramen. L’armée israélienne a rapidement revendiqué l’attaque, affirmant que les victimes étaient des « membres du Hamas ». Cette justification, désormais familière, fonctionne comme un blanc-seing : elle efface toute question, balaie toute enquête, et transforme l’assassinat ciblé en acte “légitime” aux yeux de certains. Pourtant, Anas était avant tout un témoin, un professionnel de terrain qui documentait les réalités insoutenables de la guerre.

Cette attaque n’est pas un incident isolé. Depuis le début de l’offensive israélienne en octobre 2023, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) recense près de deux cents reporters tués dans la bande de Gaza. Certains couvraient les bombardements sur le terrain, d’autres sont morts chez eux, parfois avec leurs familles, dans des frappes dites “collatérales”. Le bilan est inédit : jamais, dans aucun autre conflit moderne, autant de journalistes n’ont été tués en si peu de temps.

L’assassinat de journalistes à Gaza suit souvent un schéma bien établi. Des semaines, parfois des jours avant leur mort, certains sont publiquement accusés par des comptes officiels de l’armée israélienne ou par des médias alliés d’être « liés à des groupes armés ». Les visages sont montrés, les noms cités, la suspicion semée. Ce processus d’incitation crée un climat où leur élimination devient “prévisible” — presque inévitable. Dans plusieurs cas documentés, comme celui d’Issam Abdallah au Liban ou de Shireen Abu Akleh en Cisjordanie, des campagnes de dénigrement avaient précédé les tirs fatals. À Gaza, cette mécanique s’accompagne parfois d’images satellites ou de vidéos “présentées” comme preuves, diffusées pour ancrer l’idée qu’un journaliste n’est plus un observateur neutre mais une cible militaire. Ces accusations, rarement étayées par des enquêtes indépendantes, servent à justifier l’injustifiable et à préparer l’opinion publique à accepter l’irréparable.

Au-delà de leur rôle de témoins, les journalistes palestiniens ne jouissent d’aucun privilège particulier face aux souffrances collectives qui frappent Gaza. Comme tous les habitants de la bande, ils ont été forcés à plusieurs reprises de fuir leurs domiciles, victimes des bombardements incessants qui réduisent quartiers entiers en ruines. Nombre d’entre eux ont connu le déracinement, s’installant dans des camps de fortune, sous des tentes précaires où ils partagent l’exil avec des milliers de familles déplacées. Ils ont enduré la faim et la pénurie, s’alignant dans les longues files d’attente pour accéder à une aide alimentaire limitée, témoins et acteurs à la fois de cette survie au jour le jour. Ces journalistes, comme tous les civils, ont été ciblés par les frappes, certains tués sur place, d’autres blessés ou portés disparus. Leur enterrement se fait souvent dans des lieux improvisés, loin des cimetières officiels, en raison de l’urgence, des restrictions de mouvement et des bombardements constants. Ainsi, ils partagent le même sort tragique que leurs concitoyens, incarnant une double vulnérabilité : celle du simple citoyen exposé à la guerre, et celle du messager qui refuse le silence.

Anas El-Sharif n’y a pas échappé. Journaliste à Al Jazeera, il documentait inlassablement la vie quotidienne sous les bombes, l’agonie des blessés dans des hôpitaux débordés, et les enterrements quotidiens. Sa voix était ferme mais sobre, son travail précis. C’est peut-être cela, précisément, qui dérangeait : il montrait ce qui se passe, sans filtre.

La comparaison avec l’Ukraine est implacable. Lorsqu’un journaliste est tué là-bas, même par erreur, les réactions sont immédiates : condamnations fermes de l’ONU, enquêtes ouvertes, diplomates mobilisés, et une couverture médiatique internationale qui dure des jours. Les reporters sur place reçoivent gilets pare-balles, casques, formations à la sécurité, et parfois escorte militaire pour garantir leur protection.

À Gaza, ces mêmes gilets pare-balles, marqués « PRESS », semblent devenir des cibles. Les organisations internationales — de Reporters sans frontières à l’UNESCO — publient des communiqués, mais sans mesures concrètes ni mécanismes de sanction. Les appels à enquêter restent lettre morte, et l’impunité devient la norme.

Ce silence relatif n’est pas anodin : il envoie un message clair que la protection des journalistes n’est pas universelle. Elle semble conditionnée à la nationalité et au contexte politique. Un reporter occidental tué dans un conflit “médiatiquement correct” mobilise des chancelleries entières ; un reporter palestinien tué à Gaza reçoit un communiqué standard et… l’oubli.

Dans toute guerre, le contrôle du récit est une arme. À Gaza, Israël ne craint pas seulement les roquettes : il craint la caméra et le micro. Car chaque image, chaque témoignage, ébranle la version officielle et met à nu les réalités que le langage militaire tente de maquiller.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon le CPJ, plus de journalistes ont été tués à Gaza en dix mois que dans tous les conflits mondiaux réunis au cours des quatre dernières années. Cette statistique, effarante, ne peut pas être expliquée par le “hasard” ou la “confusion du champ de bataille”. Elle traduit un choix stratégique : réduire au silence ceux qui documentent la guerre.

Des organisations comme Amnesty International et Human Rights Watch ont qualifié certains de ces meurtres de possibles crimes de guerre. Elles appellent à des enquêtes internationales indépendantes. Mais jusqu’ici, ni la Cour pénale internationale ni aucun tribunal compétent n’a engagé de poursuites. L’absence de conséquences juridiques crée un précédent dangereux : elle normalise l’idée que tuer un journaliste peut rester sans sanction.

Et ce précédent pourrait inspirer d’autres gouvernements. Si Gaza est un laboratoire de cette impunité, rien n’empêche qu’ailleurs, des États hostiles à la presse adoptent la même méthode : discréditer, accuser, puis éliminer.

La disparition de chaque journaliste n’est pas seulement une perte humaine. C’est aussi une perte pour l’histoire, pour la mémoire collective. Quand un témoin est réduit au silence, une partie de la vérité disparaît avec lui. Dans une guerre où l’accès des médias internationaux à Gaza est strictement limité, les reporters locaux sont souvent la seule fenêtre sur la réalité.

Priver le monde de leurs images et de leurs mots, c’est priver les peuples de la possibilité de comprendre, de juger, et d’agir.

Si rien d’illégal ne se produit à Gaza, pourquoi alors éliminer ceux qui filment et racontent ? Pourquoi craindre au point de viser délibérément un journaliste ? Dans toute démocratie, la presse est censée être un contre-pouvoir ; dans ce conflit, elle est traitée comme un ennemi.

L’histoire jugera ce que la politique ignore aujourd’hui. Mais d’ici là, combien d’Anas, de Mohamed, de Shireen Abu Akleh devront encore tomber avant que les promesses de “protection universelle” cessent d’être un slogan vide ? Et si le monde accepte qu’un gilet marqué « PRESS » soit transformé en cible, que restera-t-il de la vérité ?

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