Chaque 5 juillet, l’Algérie célèbre son indépendance avec la solennité des grandes dates. Mais derrière les drapeaux et les discours, une réalité plus dérangeante s’impose : les enfants de la nation, ceux qui devaient incarner son avenir, la quittent massivement ou vivent ailleurs. On commémore la fin de la tutelle coloniale, tout en refusant de reconnaître que la souveraineté populaire, elle, reste inachevée. Une génération entière est en exil, non seulement géographiquement, mais aussi politiquement et symboliquement. Et ceux qui reviennent avec un savoir, une expertise ou une vision se heurtent à un mur d’exclusion. Le paradoxe est brutal : une Algérie qui glorifie son passé, mais qui se méfie de son avenir dès qu’il vient de l’extérieur.
La diaspora algérienne, forte de plusieurs millions de personnes, représente un réservoir exceptionnel de compétences, de capital humain et de réseaux. Médecins, ingénieurs, chercheurs, artistes, entrepreneurs : partout dans le monde, des Algériens contribuent à l’excellence dans des domaines où leur propre pays peine à avancer. Pourtant, cette richesse est systématiquement sous-exploitée, quand elle n’est pas tout simplement rejetée. Les talents issus de l’émigration sont souvent perçus comme “déracinés”, “dilués”, ou pires, “suspects”. Un climat de méfiance généralisée, institutionnalisée, les exclut des hautes fonctions, surtout s’ils sont binationaux.
Cette exclusion n’est pas anecdotique. Elle est structurelle, ancrée dans une logique de fermeture et de peur de la pluralité. Les lois interdisant aux Algériens disposant d’une double nationalité d’accéder à des postes de responsabilité témoignent d’une vision archaïque de la souveraineté. Une souveraineté conçue comme homogène, figée, nationale au sens étroit du terme — incapable de concevoir que la loyauté peut être multiple, que l’identité peut être composée, et que l’excellence n’a pas de frontière.
Ce traitement à géométrie variable de la citoyenneté est d’autant plus choquant qu’il révèle une hypocrisie flagrante : lorsqu’un footballeur binational marque un but sous les couleurs algériennes, il est encensé. Mais lorsque c’est un économiste, un médecin ou un ingénieur qui propose une réforme ou critique un dysfonctionnement, il est immédiatement taxé de “francisé”, d’étranger, voire d’ennemi. Le mérite est célébré dans le stade, mais étouffé dans l’administration.
Or, l’Algérie ne peut pas se permettre ce gaspillage. L’économie reste fragilisée, dépendante des hydrocarbures, incapable d’absorber ses jeunes diplômés. Le système éducatif produit des talents qu’il ne sait pas retenir. Le climat politique demeure verrouillé, avec une participation citoyenne minimale et une méfiance profonde vis-à-vis des institutions. Dans ce contexte, la diaspora pourrait être un relais décisif : non pas une solution miracle, mais un moteur de transformation.
Des exemples internationaux existent. L’Inde a mobilisé sa diaspora dans les domaines des technologies, de la santé, de l’enseignement supérieur. Le Liban, malgré ses crises, a su valoriser ses expatriés comme diplomates et ambassadeurs économiques. Le Maroc a mis en place des dispositifs d’investissement adaptés aux MRE. Même des pays africains comme le Rwanda ou le Ghana intègrent leurs diasporas dans leurs stratégies de développement.
L’Algérie, au contraire, continue de penser sa diaspora comme une simple source de transferts financiers ou comme un sujet folklorique qu’on invoque les 1er Novembre ou 5 Juillet. Les politiques à leur égard se limitent souvent à la logistique consulaire ou à des programmes d’été symboliques. Rien qui ne corresponde à une vision stratégique.
Il est urgent de changer de paradigme. Intégrer la diaspora dans la sphère décisionnelle, c’est réconcilier le pays avec ses enfants dispersés. C’est faire le choix de la compétence au lieu de la cooptation, de l’ouverture au lieu du repli. Cela implique de réviser les lois discriminatoires, de créer des passerelles concrètes vers les institutions, et surtout de construire un discours national inclusif, qui valorise tous les parcours, toutes les contributions, sans suspicion ni hiérarchie de légitimité.
La question n’est pas sentimentale, elle est politique. Il s’agit de savoir si l’Algérie est prête à entrer dans une nouvelle phase de son histoire — une phase où l’identité nationale n’est plus une forteresse, mais un espace vivant, pluriel, ouvert sur le monde. Une phase où la mémoire de la guerre de libération ne sert pas à bloquer le présent, mais à libérer l’avenir.
La souveraineté, aujourd’hui, ne se défend pas seulement aux frontières. Elle se construit dans la capacité à inclure, à faire confiance, à mobiliser tous les ressorts d’intelligence et de créativité dont une nation dispose, y compris ceux qui sont nés, formés ou établis ailleurs. Car les nations modernes ne se définissent pas par leur fermeture, mais par leur capacité à faire corps avec leur diaspora.
L’indépendance acquise en 1962 fut un moment fondateur. Mais elle reste à parachever. Un pays n’est réellement libre que lorsqu’il est capable de faire confiance à tous ses enfants, où qu’ils soient, quels que soient leurs papiers. La souveraineté ne se résume pas à la maîtrise du sol: elle s’affirme aussi par la capacité à mobiliser l’intelligence collective, à reconnaître la richesse de la diversité nationale, à investir dans le lien plutôt que dans la suspicion.
Alors que les drapeaux ont flotté et que les discours officiels ont rappelé les sacrifices des anciens en ce 5 juillet, une question s’impose: l’Algérie aura-t-elle le courage d’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire, en faisant de ses diasporas non pas des absents, mais des acteurs ? Le choix de l’inclusion n’est pas un geste de générosité. C’est un impératif de survie nationale.