Le 13 février 1960, la France faisait exploser sa première bombe atomique dans le désert algérien, à Reggane, sous le nom de code « Gerboise bleue ». Il ne s’agissait pas d’un simple test technique, mais d’un acte politique fondateur. Cette explosion, mille fois plus puissante que celle d’Hiroshima, annonçait au monde que la République française se voulait désormais une puissance nucléaire. Mais ce que l’histoire officielle française ne dit pas, c’est que ce désert n’était pas vide. Il était habité, et les conséquences radioactives de cette série d’essais – 17 au total, entre Reggane et In Ekker – continuent encore aujourd’hui à contaminer les corps et les terres algériennes. L'Algérie indépendante héritait ainsi, dès sa naissance, de la poussière mortelle d’un empire en déclin.
À la même époque, dans le plus grand secret, un autre chantier nucléaire prenait forme au sud du désert du Néguev. En Israël, les travaux du réacteur de Dimona, construits avec l’aide directe de la France, avançaient rapidement. Dès 1957, Paris et Tel Aviv avaient signé un accord secret pour la livraison de technologies, de matières fissiles et de compétences techniques. La France construisait l’infrastructure, formait les ingénieurs, et assurait la livraison de composants clés. L’obsession stratégique de l’époque, c’était de permettre à Israël de disposer de sa propre dissuasion, dans un Moyen-Orient jugé instable et menaçant pour les intérêts occidentaux. Ce qui relie ces deux histoires, Reggane et Dimona, c’est un partenariat souterrain entre deux États qui ont fait du nucléaire un levier de puissance, quitte à le bâtir sur des populations invisibilisées : les Algériens irradiés, et les Palestiniens à venir.
Car il ne s’agissait pas seulement de politique énergétique ou scientifique. Il s’agissait d’asseoir une domination. La France, humiliée par Suez en 1956, voulait se repositionner comme puissance militaire majeure. Israël, isolé dans la région, cherchait un joker stratégique. Le nucléaire fut ce point de rencontre. Plusieurs historiens, comme Avner Cohen, ont documenté ce lien. Il est aujourd’hui établi que les essais français en Algérie ont permis à la France de récolter des données cruciales, qu’elle a ensuite utilisées pour perfectionner son arsenal, et pour transmettre une partie de ce savoir à Israël. Il est donc légitime de considérer que la genèse du programme nucléaire israélien est entachée du sable irradié de Reggane.
L’alliance nucléaire entre Paris et Tel Aviv ne s’est pas construite dans le vide. Elle trouve ses racines dans les accords secrets de Sèvres, signés en 1956 lors de la préparation de l’agression tripartite contre l’Égypte de Nasser. C’est à cette occasion que la France s’est engagée à fournir à Israël un réacteur de type EL-102, des matières fissiles, et un soutien logistique et scientifique à long terme. Le site de Dimona, officiellement présenté comme un complexe textile, a été construit avec l’expertise du Commissariat à l’énergie atomique français, dans un mensonge d’État partagé. Plusieurs chercheurs, dont Avner Cohen dans "Israel and the Bomb", ont démontré que ce transfert de savoir-faire visait explicitement à doter Israël d’un programme nucléaire militaire. Ce n’est donc pas un hasard si les premières armes israéliennes ont vu le jour au tournant des années 1970, au moment même où la région sombrait dans une instabilité durable.
Pendant ce temps, l’Algérie post-coloniale, malgré sa mémoire vive de ces essais meurtriers, n’a jamais pleinement exploité ce levier diplomatique. Elle dénonce les crimes israéliens à Gaza, soutient la cause palestinienne dans les enceintes internationales, mais elle évite soigneusement de convoquer l’histoire comme arme politique. Pourtant, cette histoire l’autoriserait à poser une question essentielle sur la scène internationale : comment une puissance coloniale ayant expérimenté des armes nucléaires sur notre sol peut-elle contribuer à l’armement nucléaire d’un État colonial ? Comment le silence sur Reggane et l’impunité autour de Dimona peuvent-ils coexister dans un même récit diplomatique ?
En juin 2025, Emmanuel Macron déclarait sur son compte officiel qu’« on ne peut pas vivre dans un monde où l’Iran possède l’arme nucléaire », affirmant que cela « menacerait la stabilité du Moyen-Orient ». Cette déclaration a été largement applaudie dans les cercles atlantistes, mais très peu questionnée dans sa logique interne. Car au moment même où il désignait l’Iran comme un danger existentiel, le président français se gardait bien de mentionner le seul État de la région qui possède effectivement des armes nucléaires : Israël. Un État qui n’a jamais signé le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui refuse toute inspection de ses installations, et qui, selon de nombreuses sources, dispose d’un arsenal estimé entre 80 et 200 têtes nucléaires.
Mieux encore : c’est ce même Israël qui, au moment où Macron dénonçait l’Iran, menaçait d’utiliser des bombes nucléaires tactiques contre des « tunnels à Gaza », comme l’a relayé la presse israélienne début 2024. Une menace que la diplomatie française n’a jamais condamnée. Et pour cause : cette puissance nucléaire illégale est aussi un partenaire stratégique et économique majeur pour Paris. Il y a donc dans ce discours occidental une contradiction fondamentale : le nucléaire est dangereux s’il est entre les mains de certains États (comme l’Iran ou la Corée du Nord), mais acceptable s’il est détenu par des alliés, même lorsqu’ils mènent des guerres illégales.
Cela soulève une question plus large, que l’Algérie pourrait porter si elle le décidait : pourquoi certains peuples ont-ils le droit à la dissuasion, et d’autres pas ? Pourquoi Israël aurait-il, au nom de sa sécurité, le droit de posséder une arme absolue, alors qu’on la refuse à l’Iran, qui fait pourtant face à des menaces constantes ? Et surtout : comment justifier que la France, qui a construit cette asymétrie, prétende aujourd’hui défendre la paix et les droits humains dans la région ?
Rappeler cette vérité ne signifie pas défendre le programme nucléaire iranien, ni nier les tensions géopolitiques de la région. Cela signifie simplement refuser l’hypocrisie. Refuser que les puissants écrivent seuls les règles du jeu, tout en exigeant des autres la soumission au droit international. Cela signifie surtout revendiquer une mémoire active, une mémoire qui ne se contente pas de pleurer les morts de Reggane, mais qui mobilise leur histoire pour empêcher d’autres crimes, ailleurs.
La continuité entre Reggane, Dimona et Gaza est trop claire pour être ignorée. Les victimes algériennes des essais nucléaires sont mortes sans justice, les Palestiniens de Gaza meurent sans protection, et le silence des États se prolonge comme une onde de choc diplomatique. Tant que la France ne reconnaîtra pas pleinement sa responsabilité dans les essais nucléaires en Algérie, et dans la prolifération nucléaire au Proche-Orient, elle restera illégitime à donner des leçons. Et tant que l’Algérie ne brandira pas cette mémoire comme un outil diplomatique, elle laissera l’histoire s’enterrer sous les sables du Sud.
La poussière radioactive ne connaît pas de frontières. Elle traverse le temps, les peuples, les récits. Ce qu’elle dit aujourd’hui, c’est que les silences stratégiques tuent autant que les bombes. De Reggane à Gaza, ce ne sont pas seulement des corps qu’on enterre. C’est une vérité qu’on refuse de regarder en face. Une vérité qui dérange les alliances, mais qui pourrait, si elle était portée avec courage, bousculer les équilibres du mensonge et réhabiliter une justice historique longtemps oubliée.