L’histoire entre la France et l’Algérie n’est pas seulement une affaire de diplomatie : elle est une cicatrice encore vive dans la mémoire des peuples. Chaque génération algérienne grandit avec le souvenir des martyrs, le poids du sang versé et la conviction que la dignité nationale ne peut se négocier. Soixante-trois ans après l’indépendance, le passé colonial ne s’est pas effacé. Il demeure une présence constante, un spectre qui hante chaque crise et chaque geste diplomatique. La France voudrait avancer sans regarder derrière elle, mais l’Algérie lui rappelle sans cesse que la vérité historique est incontournable : il n’y a pas d’avenir possible sans reconnaissance des crimes coloniaux, sans excuses, et sans réparation symbolique et matérielle.
Cette tension, souvent décrite comme une relation « passionnelle », s’explique par la profondeur de la blessure. Le colonialisme n’a pas été une simple parenthèse : il a été une entreprise de destruction sociale, culturelle et humaine. Les massacres de masse, la dépossession des terres, la répression féroce de toute résistance, l’exil forcé et l’effacement identitaire pèsent encore sur la mémoire collective algérienne. La guerre de libération, avec son cortège de souffrances et de sacrifices, est l’élément fondateur de l’Algérie indépendante, et tout déni de cette histoire réveille une indignation immédiate.
Les crises bilatérales l’ont montré à plusieurs reprises. Dans les années 1970, Houari Boumédiène a affronté la France sur les questions économiques et mémorielles, refusant toute relation asymétrique. Dans les années 1990, les débats français sur l’immigration et la montée des stigmatisations ont réactivé les rancunes du passé. Aujourd’hui, le climat est de nouveau électrique : la réduction unilatérale des visas décidée par Paris en 2021, les propos d’Emmanuel Macron sur une « rente mémorielle » et une « nation post-coloniale » ont relancé une confrontation frontale, nourrie de méfiance et d’amertume.
Mais le conflit actuel dépasse les symboles : il touche à la dignité des Algériens en France comme en Algérie. La diaspora algérienne, forte de plusieurs millions de personnes, est au cœur de cette bataille mémorielle. En France, elle subit encore trop souvent la stigmatisation, prise en otage dans les débats identitaires, accusée d’« ingratitude » ou de « communautarisme ». Pourtant, c’est cette diaspora qui maintient vivante la mémoire coloniale dans l’espace public français. À travers ses associations culturelles, ses collectifs politiques, ses artistes, ses chercheurs et ses élus, elle rappelle que le passé colonial ne peut pas être effacé, que la reconnaissance est un devoir moral et une condition pour le vivre-ensemble. Les mobilisations pour la restitution des biens spoliés, pour l’ouverture des archives, pour la reconnaissance des massacres comme ceux de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945, montrent la vitalité de cette société civile algérienne transnationale.
C’est aussi cette diaspora qui impose à la classe politique française d’assumer une part de vérité. Les élus d’origine algérienne, les intellectuels et les militants sont devenus des relais essentiels des revendications mémorielles. Leur voix dérange parce qu’elle casse le confort du déni. Elle oblige la République française à regarder son passé en face, au moment même où une partie de son discours politique cherche à l’occulter ou à le relativiser.
Or, la réponse du gouvernement français actuel n’a pas été à la hauteur. En choisissant de manier le dossier des visas comme un instrument de chantage, en multipliant les gestes ambigus vis-à-vis de la mémoire, l’exécutif français a aggravé les tensions. La relation bilatérale, déjà fragile, est devenue explosive. Derrière chaque désaccord économique ou sécuritaire se cache en réalité la même faille : le refus persistant de Paris de reconnaître pleinement la gravité du colonialisme. La France continue de voir l’Algérie comme un partenaire instable, alors que c’est elle-même qui entretient l’instabilité par une politique mémorielle incomplète et par une attitude jugée condescendante.
Du côté algérien, les demandes sont claires et constantes : reconnaissance officielle des crimes coloniaux, excuses publiques, restitution des biens culturels et symboliques (comme le canon de Baba Merzouk, l’épée de l’Émir Abdelkader, les archives spoliées), et respect véritable de la diaspora algérienne en France. Mais à ces exigences anciennes s’ajoutent désormais de nouvelles revendications : un reconnaissance officielle, finale et sans ambiguïté des crimes coloniaux – et non pas de simples gestes symboliques ou des excuses à demi-mot –, des compensations pour les victimes et les descendants des essais nucléaires français menés à Reggane et In Ekker, la restitution complète et sans conditions de l’ensemble des archives coloniales, ainsi que la garantie de la liberté de circulation pour les citoyens algériens, qui ne peut plus être sacrifiée aux calculs politiciens français sur les visas. Enfin, Alger insiste sur la nécessité de mettre fin au discours français empreint d’arrogance et d’imposer une relation strictement d’égal à égal. Ces demandes, loin d’être excessives, reflètent une exigence minimale de dignité et de justice.
Mais il serait réducteur de faire porter la responsabilité uniquement sur la France. L’Algérie, elle aussi, doit assumer une part de responsabilité dans l’enlisement de la relation. Le gouvernement algérien réagit souvent à la provocation par un surcroît de provocation. Chaque escalade française se heurte à une escalade algérienne. Cette posture, qui traduit une exigence légitime de respect, finit néanmoins par enfermer la relation dans une logique de confrontation permanente. Pour sortir de ce cycle, Alger doit apprendre à imposer ses revendications avec fermeté mais aussi avec une stratégie plus fine, afin de transformer sa mémoire blessée en force diplomatique plutôt qu’en source de blocage.
La situation est d’autant plus urgente que la géopolitique régionale change rapidement. La France recule au Sahel, contestée par les coups d’État au Mali et au Niger, et par l’influence croissante de la Russie, de la Turquie et de la Chine. L’Algérie, elle, renforce son rôle de puissance régionale. Dans ce contexte, un partenariat équilibré entre Paris et Alger serait logique et nécessaire. Mais tant que la mémoire coloniale reste un champ de bataille, toute coopération sera minée par la méfiance.
La France se trouve donc face à un choix : persister dans le déni et gérer les crises au cas par cas, ou affronter son passé avec courage. L’exemple allemand après la Seconde Guerre mondiale montre qu’une reconnaissance sincère peut ouvrir la voie à une réconciliation durable. L’Algérie, de son côté, doit également consolider sa stratégie mémorielle et éviter que chaque tension se transforme en rupture.
La réconciliation véritable ne pourra naître que d’un double mouvement : une France qui reconnaît, s’excuse, restitue et répare, et une Algérie qui pose ses conditions avec clarté sans céder à la surenchère. Entre les deux, la diaspora et la société civile ont un rôle décisif à jouer : elles rappellent à chaque instant que la mémoire n’est pas une affaire du passé, mais une exigence du présent.
En définitive, la crise franco-algérienne actuelle n’est pas une crise diplomatique comme une autre. C’est un conflit de mémoire, de dignité et de justice. Tant que la France refusera de nommer ses crimes, de réparer les victimes des essais nucléaires, de restituer toutes les archives et de respecter la libre circulation des personnes, elle alimentera le ressentiment. Tant que l’Algérie répondra à chaque provocation par une escalade, elle empêchera toute ouverture constructive. Mais si les deux nations acceptent d’affronter ensemble l’histoire, elles pourront enfin transformer leurs cicatrices en un socle commun. Car la vérité, aussi douloureuse soit-elle, reste la seule voie vers un partenariat équilibré, respectueux et durable.