Hadrien de Troie (avatar)

Hadrien de Troie

Tape à la machine à deux doigts

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 8 novembre 2025

Hadrien de Troie (avatar)

Hadrien de Troie

Tape à la machine à deux doigts

Abonné·e de Mediapart

Victoire !

Une nouvelle de politique-fantasy : "Arrivée devant la porte de l'appartement, elle se retourna et eut soudain envie de s'emmitoufler dans la couverture moutonneuse avec un verre de vin et de regarder les résultats à la télé comme Madame Tout-Le-Monde. Qu'allait-t-elle faire dans cette galère ?"

Hadrien de Troie (avatar)

Hadrien de Troie

Tape à la machine à deux doigts

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

VICTOIRE !

I

La femme de l'autre côté du miroir de la salle de bain l'observait d'un œil scrutateur. Et ce qu'elle voyait ne lui plaisait pas. Les derniers mois avaient été un véritable marathon. Elle les avait passés en apnée. Les rides s'étaient changées en tranchées, les poches sous les yeux avaient bleuies, la peau s'était ternie et distendue. Manque de sommeil, manque de soleil et tout ce maquillage ! qui avait étouffé sa peau jour après jour.

Alors c'est moi ça ? C'est à ça que je ressemble ? On dirait une grand-mère !

Tu Es une grand mère ! Lui dit une petite voix désagréable dans sa tête. Mais elle refusait de se voir comme telle.

En une année pourtant, son visage avait vieilli de dix.

La maquilleuse va avoir du boulot.

Alors elle lui prépara le terrain. Savon hydratant, baume régénérant tu parles!, anti-ride, BB Cream. Sa routine beauté... tu parles !

Son index glissa sur sa paupière pour étaler la crème et l'espace d'un instant, la femme dans le miroir prit le visage de son père.

Au premier coup d’œil, la ressemblance n'était pas frappante. Mais par certains traits, parfois, dans le miroir, elle le voyait en elle.

Être comparée à son père était pour elle aussi habituel qu'inévitable. Elle aimait et détestait ça en même temps. Plus jeune, elle s'était demandée à quoi sa vie aurait ressemblé si elle avait été la fille d'Alain, son parrain. Le roi des bars à champagne de Pigalle.

Ni mieux, ni pire, probablement, juste différente.

Elle n'était pas une adepte ni de Bourdieu ni du concept de déterminisme social.

Toute situation porte en elle ses propres contraintes. Pensait elle et ça l'aidait quand les emmerdes volaient en escadrille et au quotidien, pour s'obliger à faire ce qu'il fallait.

Son père, omniprésent, omnipotent, avait toujours pris toute la place, ne lui laissant qu'un mince strapontin, comme la « +1 » de sa propre vie. Jusqu'à ce qu'elle le renie publiquement.

Sa vie était devenue soudain plus simple. Très vite, elle s'était sentie plus légère, enfin libre de ses mouvements, délestée du poids du père.

Pourtant là encore ce n'était pas son idée à elle. C'était lui. « Tu dois tuer le père VICI ! » lui avait-il balancé en se marrant. Puis il avait pris un air grave et lui avait expliqué pourquoi, froidement. En stratège. Un général qui briefe son meilleur soldat. Sans faire un seul bon mot. Elle ne l'avait jamais vu aussi sérieux. Lui, savait qu' elle n'aurait jamais pu. Elle était trop loyale. Il la tenait sous sa coupe depuis trop longtemps.

Oh bien sûr, elle l'avait détesté cordialement. Parfois, souvent. Mais c'était son père, son mentor et son pire ennemi tout à la fois. Elle avait tout fait pour lui plaire, pour qu'il l'aime. Lui, n'avait jamais cessé de la critiquer jusque sur son lit de mort, entre deux quintes de toux : « C'est pour toi que je dis ça Victoire, je te rends service. C'est pas les cireurs de pompes et les faux-culs qui vont te dire ce que tu as besoin d'entendre. » lui répétait-il de sa verve légendaire, comme si ça justifiait tout.

Victoire...

Il avait fallu qu'il lui choisisse un prénom quasi-identique au sien. Comme si son nom de famille n'était pas déjà assez lourd à porter. Victor et Victoire. Comment s'émanciper dans ces conditions ?

Il était partout. À l'école déjà, elle n'était que « la fille de » et à la maison, le patriarche régnait en maître sur son clan et son château. Même quand elle allumait la télé, il était là, encore, à faire son numéro. Elle le connaissait par cœur, mieux que lui même probablement. Il lui avait tout appris. Les ficelles du métier, les rouages, les clés de la politique et du spectacle. Il lui avait appris comment garder le navire toujours à flot et jouer ses cartes au bon moment pour développer l'entreprise familiale.

À sa mort, l'état de grâce avait duré un temps étonnement long. Même ses pires adversaires avaient rendu des hommages appuyés et les journalistes les plus teigneux se faisaient soudain, tout mielleux, presque attentionnés. On ne plaisante pas avec le deuil d'une orpheline ! Un vrai miracle. Elle s'était senti libérée, délivrée comme dans la chanson qu'elle avait sûrement entendu sans y prêter attention. Si elle avait pris la peine d'écouter la suite : « Je ne mentirai plus jamais » Elle aurait su que c'était impossible, que c'était l'essence de l'art.

Paradoxalement, elle, à qui l'on adressait quotidiennement des condoléances larmoyantes, ne s'était jamais senti aussi bien dans ses escarpins. Son père était mort et, bien sûr, quand elle y pensait, elle ressentait le vide laissé par le vieux, l'absence dans son paysage mentale. Plus rien ne serait comme avant et surtout elle détestait cette piqûre de rappel de l'inéluctabilité de la mort. Mais, pour la première fois de sa vie, elle était le plus souvent bêtement heureuse. Même ses déboires judiciaires, qui avait nourrit son ulcère plus que nécessaire, ne lui semblaient soudain plus insurmontables.

Évidemment, elle n'avait pas le charisme ni l'humour de son père. Elle n'avait pas fréquenté la pègre et le show-biz, appris l'argot et la gouaille militaire dans les chambrées chargées de sueur et de testostérone. Elle n'avait pas fait la guerre, Elle!

Mais elle se considérait comme une survivante. Adolescente, alors qu'elle vivait dans la soie et l'entre-soi, son père et à travers lui toute sa famille, avait été visé par un attentat. Une bombe surpuissante avait ravagée la moitié de l'immeuble.

Miraculeusement, personne n'avait été blessé mais le traumatisme l'avait considérablement endurcie. Ils avaient emménagé au Château et soudain dans son esprit, elle et les siens, étaient devenus des résistants qu'on voulait faire taire. Soudain, elle avait une mission, un but. Elle était passée de fille docile à disciple appliquée, dévouée au clan et à la cause. Une tante, une mère, une grand mère. Elle avait fait ce qu'il fallait sans compter les heures, dormant peu.

Ce qu'elle n'avait pas hérité de son père, faisait sa force, son identité. Elle n'était pas show-biz et blagues salaces. Elle, était froide de prime abord et renvoyait une impression de sérieux, d'austérité. Elle détestait les mondanités, ça l'épuisait. Mais il Fallait le faire. Alors elle se forçait à sourire et à serrer des mains. Elle aimait qu'on l'écoute, qu'on la respecte mais elle préférait les plateaux télé, sur son canapé avec son plaid et ses chats.

Arrivée devant la porte de l'appartement, elle se retourna et eut soudain envie de s'emmitoufler dans la couverture moutonneuse avec un verre de vin et de regarder les résultats à la télé comme Madame Tout-Le-Monde. Qu'allait-t-elle faire dans cette galère ? Et si, malgré les sondages, elle l'emportait ? Si ça se produisait, pour de vrai ?

Elle tenait fermement la poignée de la porte de l'appartement, s'obligeant à ne pas céder à l'envie de tout envoyer valser, quand le sang quitta ce visage qu'elle avait fini par rendre présentable. Des petits points de lumière surgirent devant ses yeux. Elle eut du mal à respirer et se sentit défaillir.

Aussitôt, une voix résonna dans sa tête, v'là qu'elle nous fait une syncope maintenant ! La voix de son père évidemment. Médée ! Médée ! Disait il à la manière d'un pilote en détresse. Allez c'est bon, tu vas t'en remettre ! Jason c'est un con ! Le souvenir lui arracha un rictus nostalgique à l'arrière goût amer.

Elle laissa passer la vague qui ne la submergea qu'une minute ou deux, puis elle se reprit. Comme elle l'avait toujours fait. Elle avala un demi-valium et s'obligea à presser la poignée, à arrêter de penser à quoi que ce soit d'autre qu'à son objectif immédiat : respirer, mettre un pas devant l'autre, du couloir où l'attendait Éric, son garde du corps, jusqu'à l'ascenseur, la tête haute. Aller du point A au point B puis du point B au point C et ainsi de suite jusqu'à la voiture qui l'attendait dans le parking souterrain.

II

Dans la berline confortable aux sièges de cuir noir, personne ne dit un mot. Dehors, le ciel gris de la capitale se fait menaçant. L'orage approche. Elle dresse mentalement sa To Do List en cas de défaite et celle, beaucoup plus longue, en cas de victoire. La tâche lui semble impossible. Elle pense à Sisyphe et à son rocher mais avant de commencer à espérer la défaite, elle se concentre sur le plus urgent. Les retours d'ascenseur.

Elle qui fut le petit singe savant de son père, risque de devenir rapidement la nouvelle marionnette de ceux qui tirent les ficelles dans l'ombre. Les financeurs, les hommes d'influences et ceux qui connaissent les secrets embarrassants. Ils voudront un retour rapide sur investissement. Si elle veut s'émanciper et avoir un minimum de marges de manœuvre, il faudra tout de suite leur donner ce qu'ils veulent.

Sylvain, en premier lieu, qui a mis tout son groupe au service de sa campagne. Et du coup, Cédric, le chien de son maître, forcément. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir celui là ? Plus d'argent, plus d'influence ? ou un coup de pouce pour enterrer des affaires gênantes ? Comme les autres. Et les honneurs. C'est ce que veulent ceux qui ont déjà tout. Il va falloir qu'elle dresse la liste des médailles et des légions à distribuer.

Elle préfère ne pas penser aux grandes messes internationales qui l'attendent peut-être : G7, G20, F.M.I, O.N.U, Xi Jinping, Poutine. Non celui-là, elle ne veut pas y penser, elle le voit bien assez comme ça, la nuit, dans ses cauchemars, ce type lui file des sueurs froides. Cette pensée la tétanise un instant, elle avale un demi-valium, discrètement, puis se reprend.

La France, elle saura faire. Il faudra mieux s'entourer bien sûr. Évincer les ennemis de l'intérieur, les amateurs, les gaffeurs pathologiques et les gueules trop grandes. Elle n'aura aucun mal à les remplacer. Si elle gagne. Ils voudront tous rejoindre le navire.

Elle n'en a aucun doute, elle est dans le métier depuis assez longtemps. La plupart renierait leur mère pour un strapontin et les dorures des ministères. Elle dresse la liste de ceux en qui elle a une confiance absolue, qui la suivraient à la vie, à la mort et ça va vite, elle n'est pas longue.

III

La salle est pleine et chauffée à blanc. Partout les drapeaux tricolores s'agitent frénétiquement.

Aux premiers rangs, le public est trié sur le volet. Blanc, jeune, propre sur lui. Sur scène, il y a les cadres, hommes et femmes de tous âges. Sous les projecteurs, malgré la clim', la chaleur est pesante. Ces messieurs ont tombé la veste et ouvert un bouton de chemise. Certains ont retroussé leurs manches et abandonné la cravate. Les dames se rafraîchissent avec leurs ventilateurs de poche.

Au fond de la salle, il y a le tout venant : des femmes à la retraite, beaucoup de trentenaires et de quadras à la coupe de cheveux réglementaire, des gamins à peine majeurs et quelques anciens combattants qui ont cru bon de ressortir l'uniforme et les décorations.

Parce que cette fois-ci, c'est la bonne. Ils n'ont jamais eu autant de chance de gagner. Les autres fois, c'était différent, c'était plié d'avance. Mais aujourd'hui, le rêve de Victor Perrain va enfin devenir réalité.

Tandis que l'heure fatidique approche, le public impatient, se met à scander : VICTOIRE ! VICTOIRE ! VICTOIRE ! Ovation et incantation.

En coulisses, celle que tout le monde attend, a le sourire aux lèvres et respire la confiance et le détachement. Galvanisée par l'ambiance électrique de la salle et apaisée par le valium, elle se trouve plutôt sereine. Il n'y aura pas d'autre tentative, c'est ce soir ou jamais ! Qu'elle gagne ou qu'elle perde, elle sera satisfaite. Pile je gagne, face tu perds ! Disait son père !

En cas de défaite, le bouc émissaire est déjà tout trouvé. L'acharnement des médias du service public aux ordres du Système. Et la gauche, évidemment, qu'elle appelle l'Extrême-Gauche, qui déteste la France et qui préfère faire élire un énième président pro-immigration, qu'une patriote. Comme toujours.

En réalité, elle serait soulagée de souffler quelques jours, peut-être plus, aller voir ses enfants et son petit fils. Avant de retourner à ce qu'elle sait faire de mieux : être dans l'opposition, Dire tout haut, quand il le faut, ce que certains pensent tout bas. Faire des coups, jouer ses cartes. Se présenter comme l'ultime rempart face au wokisme et à l'immigrationnisme. Former la relève.

Le costume de résistante qu'on veut faire taire est confortable, presque une seconde peau. Elle a déjà connu la défaite, elle en est toujours ressortie renforcée. En revanche, endosser l'habit de responsable en chef de tout un pays, de son image, toute subjective, et de son économie, être scrutée, évaluée, notée, jour et nuit par les marchés financiers et les médias du monde entier...

C'est bienvenue en terre inconnue ! Sans cet imbécile heureux de Médéric Sanchez ! Elle en rêve autant qu'elle en fait des cauchemars.

Oh bien sûr, elle ne cracherait pas sur le pouvoir et les honneurs qui vont avec. Sans compter que ça pourrait aider avec les procès... Elle serait la première femme élue présidente de la république ! Elle marquerait à jamais l'Histoire de France. Elle aurait réussi là où son père avait échoué. Elle le dépasserait enfin et on finirait par oublier le vieux. Quand elle y pense, elle en a des vertiges et son corps lui envoie une courte mais puissante décharge d'adrénaline.

A 18h les projections la donnaient à 1,2 points derrière son adversaire, Édouard de Montreuil, le candidat de la droite néo-libérale que les journaux qualifie désormais de « bloc central ». Depuis, ça n'arrête pas d'évoluer dans un sens puis dans l'autre. Y'a une chance que ça bascule.

Les cadres du parti, bombardés d'informations contradictoires, jettent des petits regards anxieux et interrogateurs autour d'eux. Leurs collaborateurs sont sur le pied de guerre alors que le son monte et envahit peu à peu la salle. Les lumières baissent et l'écran en fond de scène laisse apparaître le plateau d'une chaîne « d'information » en continu, rhabillé pour l'occasion.

Nous allons très bientôt connaître les résultats définitifs de ce scrutin marqués par un certains nombres d'incidents et provocations de l'Extrême-Gauche. Bouhhh ! S'exclame la salle en entendant le nom de l'ennemi juré. Malgré l’afflux massif de hordes de gauchistes qui ont pris d’assaut les bureaux de vote au dernier moment dans les grandes villes comme Paris, Nantes et Marseille, nous connaîtrons bientôt le nom du futur chef de l'état !

Le présentateur évite soigneusement de parler des groupuscules néo-fascistes qui ont fait irruption dans des dizaines de bureaux de vote à travers le pays pour tenter d'intimider électeurs et assesseurs.

Ou de La future cheffe de l'État ! Intervient une députée du mouvement « En avant La France  » coupant ainsi le présentateur dans son élan et déclenchant quelques applaudissements dans la salle.

Vous avez raison. Il va falloir s'habituer... à tout féminiser. Lui répond celui-ci sans parvenir à dissimuler une grimace. L'ancien journaliste sportif qui a fait de la polémique son fond de commerce est un ardent pourfendeur de l'écriture inclusive, du néo-féminisme, du wokisme, et de tas d'autres -ismes. Écoterrorisme, islamo-gauchisme, droit-de-l'hommisme, Etcétéra.

Et alors ? C'est un problème pour vous ? Ne peut s'empêcher de lancer, Mélanie Chandelier, la cheffe de file d'Europe-Écologie, candidate malheureuse à l'élection suprême avec moins de 2,5% des suffrages au premier tour.

Pardon Madame Chandelier, on me dit que nous sommes en direct depuis le siège d'En avant La France répond l'homme en rechaussant ses lunettes d'un air amusé.

Dans la rue, la jeune femme, envoyé sur place, peine à se faire entendre. Derrière elle, avec la même ferveur que les ultras d'un petit club amateur, arrivé par miracle en finale de la coupe de France, les supporters en feu chantent en chœur : VICTOIRE ! Lala, lala, VIC-TOI-REU ! VIC-TOI-REU !

Celle-ci est en grande discussion avec Marc, son bras droit. Le fidèle parmi les fidèles, le seul nom sur la liste intitulée ceux en qui j'ai véritablement confiance .

Contre toute attente, les derniers chiffres la donne gagnante avec moins d'un point d'écart mais plusieurs bureaux de vote ont connus des troubles et des recours ont été engagés. On parle de bourrage d'urnes et de comptage douteux dans des grandes villes : Lyon, Toulon, Fréjus ; comme dans des petites communes rurales. Un grand nombre d'électeurs, plutôt orientés à gauche, qui envisageaient de s'abstenir se sont rendus aux urnes, juste avant la fermeture des bureaux de vote, encouragés par des mots d'ordre sur les réseaux annonçant la victoire de l'Extrême Droite, à quelques voix près. La confusion règne dans les staffs des candidats et parmi les journalistes.

À 19h50, Tout reste encore possible. Une première pour une présidentielle. À cette heure, seul le ministre de l'intérieur a une vision un peu précise de la situation et se garde bien de communiquer, gêné qu'il est aux entournures par ses propres supporters venus terroriser des bureaux de vote.

En coulisses, Victoire, elle, attend. Seule avec Marc. Tous les deux silencieux à présent. Ils ne sont pas superstitieux mais il ne faudrait pas vendre la peau de l'ours ou... crier Victoire trop vite. Ils échangent un regard chargé d'excitation, d'angoisse et d'affolement, tout à la fois. Son cœur s'emballe. Elle avale un demi-valium et pour la première fois depuis qu'ils se connaissent, elle le serre vigoureusement dans ses bras et lui glisse à l'oreille : On y est ! C'est maintenant ou jamais ! Merci pour tout ! Merci pour ta fidélité !

C'est le moment. Son moment. Victoire rentre sur la scène, acclamée par la salle hystérique. C'est grisant, enivrant, elle en a la tête qui tourne. Le pupitre l'attend. Les deux discours sont déjà prêts. Victoire est, encore pour quelques instants, à la fois, vivante et morte, comme le chat dans la boîte.

Elle fait un détour par le bord de la scène pour remercier son public, fait le geste de les applaudir puis rejoint la place d'honneur.

Plus que dix secondes. Elle fixe l'écran comme les trois mille autres personnes présentes dans la salle qui égrainent les dernières secondes religieusement.

Mais quand les résultats tombent, c'est la douche froide. La salle se fige dans un immense soupir de déception.

Chers téléspectateurs, c'est inédit dans la cinquième république. Je vous le dis c'est i-né-dit ! À l'heure où je vous parle ces chiffres sont encore à prendre au con-di-tio-nnel. Oui vous avez bien entendu. Bien qu'il soit déjà 20h passées, le ministère de l'intérieur n'est toujours pas en mesure de nous donner un résultat officiel et définitif. C'est vous dire si l'administration française fonctionne merveilleusement. Mais... mais... d'après les informations dont nous disposons et en prenons en compte les projections sur les recours et les recomptages en cours, il semblerait que ce soit Édouard de Montreuil qui arrive en tête de ce scrutin avec seulement trente mille voix d'avance sur son adversaire.

Dans la salle Le public hue violemment, non pas le présentateur, ni même l'adversaire politique, mais ce résultat révoltant, incompréhensible. Tous avaient bien sûr eu vent des dernières estimations. Mais d'après les chiffres sur l'écran, Victoire Perrain arrive deuxième. Moins de 0,1% des voix ! Sous le choc, beaucoup hurlent au mensonge, C'EST SCANDALEUX, ILS ONT TRUQUÉS L'ÉLECTION ! Une partie du public se remet malgré tout à scander Victoire ! Victoire ! Victoire ! Mais le cœur n'y est plus.

Elle accuse le coup. Face, je perds. Malgré tout.

Soudain le sang quitte son visage, les petits points s'allument, la vague la submerge. Elle s'accroche à son pupitre comme à une bouée de sauvetage. Mais les secours arrivent, au pas de course, en la personne de Bruno, le député du Var, qui l'aide à se maintenir debout.

FAIS PAS TA TRAGÉDIENNE VICI ! UN PEU DE DIGNITÉ NOM D'UN CHIEN !

Elle se redresse promptement et scrute la salle. Dans le brouhaha, quelqu'un l'a appelé VICI. Personne ne l'a jamais appelé VICI... à part lui. Il le prononçait « Vitchy » comme dans « Veni, Vedi, Vici. » et ça le mettait en joie.

J'ai vaincu ! Même en prononçant son nom, il trouvait encore le moyen de parler de lui. Aujourd'hui, à son âge, tout cela lui saute aux yeux mais à l'époque, elle aimait ce surnom qu'elle prenait pour une marque d'affection.

Elle reprend ses esprits, avale un verre d'eau et commence à lire le discours, celui de la défaite, qui défile sur le prompteur transparent.

Mes chers amis... Le public l'acclame.

Mes très chers amis. Bien sûr... Les rugissements de ses supporters couvrent sa voix.

Bien sûr nous allons attendre les résultats définitifs mais quoi qu'il arrive... Je voudrais m'adresser à vous tous qui m'avez soutenu. Élus d' « en avant la France »... Elle se tourne vers eux rapidement puis reprend sous les applaudissements.

Militants, sympathisants, plus simplement, citoyens français qui n'ont pas cédé aux sirènes des médias, hurlant avec la meute pour nous calomnier...

HOU ! Fait le public, certains imitant le hurlement du loup et au milieu de la meute, une voix. Une voix qu'elle connaît trop bien.

T'AS PAS DEUX SOUS DE JUGEOTE MA PAUVRE VICI !

Et bien que ce soit impossible, c'est bien la voix de son père qu'elle entend. Elle se fige sur scène, trois mille personnes pendues à ses lèvres.

JE T'AVAIS MÂCHÉ TOUT LE BOULOT ! ILS ÉTAIENT MURS À POINT !

Elle cherche du regard d'où peut bien venir La voix.

T'AVAIS PLUS QU'À TENDRE LA MAIN ET CUEILLIR LE FRUIT DE MON TRAVAIL !

Puis elle le voit. Il est là. Derrière les jeunes aux premiers rangs qui ouvrent de grands yeux, bouche bée, révélant des rangées de dents blanches.

MAIS NON ! MÊME ÇA, C'ÉTAIT TROP DIFFICILE POUR TOI !

Tous les regards se tournent vers un homme corpulent, en chemise et bretelles, un béret vert sur la tête.

LES CHIENS FONT PAS DES CHATS MAIS MÊME LES DOBERMANS PEUVENT ENGENDRER DES CORNIAUDS APPAREMMENT !

Deux goûtes de sueur glaciale s'écoule lentement sur la tempe de l'oratrice. Le salopard. Il est encore là ! Prêt à me jeter la première pierre. Comme Toujours !

MA PAUVRE VICI, ENCORE VAINCUE ! J'AURAIS DU T'APPELER VICTUS ! AHAHAH !

Victoire reconnaît ce rire gras et satisfait qu'elle a entendu presque toute sa vie. L'homme au béret, le visage rougi, ne comprend pas pourquoi tout le monde le fixe.

LES BONS GÊNES SAUTENT TOUJOURS UNE GÉNÉRATION ! J'AI TOUJOURS SU QUE C'ÉTAIT VALENTINE, LA VRAIE GUERRIÈRE !

C'en est trop ! L'évocation de cette petite ingrate, lui monte au nez et elle se met à hurler :

FERME LÀ, ESPÈCE DE VIEIL EMMERDEUR ! T'AS PASSÉ TA VIE À ME FAIRE CHIER ET MÊME MORT T'ESSAIES ENCORE ?! MAIS FOUS MOI LA PAIX BON DIEU !

Mais le vieux continue, imperturbable : ELLE AU MOINS, ELLE A TOUT CE QU'IL FAUT, LÀ OÙ IL FAUT ! N'EST-CE PAS ? Demande-t-il à la cantonade d'un sourire goguenard.

MAIS FERME LÀ VIEUX FOU ! JE TE HAIS ! TU M'ENTENDS ? JE TE HAIS ! VIEUX DÉGUEULASSE ! Hurle l'oratrice.

Le public est tétanisé, horrifié par ce qu'il entend. Marc fait signe de couper le micro, tout en se dirigeant à grands pas vers sa patronne et amie.

Simultanément, une nouvelle image apparaît sur l'écran et la voix du présentateur à lunettes rouges retentit à nouveau dans l'auditorium :

Chers téléspectateurs, on vient de me communiquer une information à peine croyable. C'est tellement inattendu que je ne saurais dire si je dois vous la communiquer ou attendre une confirmation officielle. Mais l'hésitation n'est que pure rhétorique.

Contrairement à ce que je vous ai annoncé il y a quelques minutes, d'après les derniers chiffres que vient de nous communiquer le ministère de l'Intérieur, ce serait bien Victoire Perrain, qui remporterait cette élection. D'après les informations dont nous disposons, la candidate d' « En avant la France » serait donc la nouvelle présidente de la république...

En l'espace de deux minutes, l’ascenseur émotionnel transportant trois mille personnes, vient de faire des aller-retours vertigineux et des loopings dignes de Space Mountain. Plus personne ne sait comment réagir. Mais après quelques secondes de flottement, les chauffeurs de salle enjoignent la foule à applaudir et à acclamer la nouvelle présidente de la république française. La Marseillaise retentit et le salle toute entière entonne son chant guerrier.

Victoire, elle, ne comprend pas ce qui se passe et semble hagarde. Quelqu'un lui attrape le poignet et le propulse au dessus de sa tête déclenchant une explosion de joie parmi les premiers rangs, qui oublient aussitôt la scène surréaliste à laquelle ils viennent d'assister. Ou pas.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.