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Billet de blog 5 mai 2025

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L’Empire domestiqué — Gaza bombardée

L’asphyxie de Gaza ne résulte pas d’un simple excès de violence. Elle révèle une architecture plus vaste, une soumission programmée : celle d’un empire qui ne commande plus, mais obéit. Qui ne réfléchit plus, mais exécute .

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On aurait pu croire à une simple divergence éditoriale. Mais la scène, cette fois, est trop claire, trop structurée pour relever de l’anecdote. En janvier, 60 Minutes, émission phare de la télévision américaine, diffuse un segment sur la guerre à Gaza. Selon plusieurs sources, des responsables du Département d’État auraient exprimé en privé leur frustration face aux efforts de l’administration Biden pour couvrir les exactions israéliennes et justifier le blocage de l’aide humanitaire.

Juste après la diffusion, Shari Redstone — actionnaire principale de Paramount, maison-mère de CBS, et soutien inconditionnel d’Israël — fait connaître son irritation. Dans la foulée, Susan Zirinsky, ancienne présidente de CBS News, est nommée à la tête des standards journalistiques du groupe. Peu après cette nomination, Bill Owens, producteur exécutif de l’émission, annonce sa démission.

Mais le récit reste sous contrôle. Le New York Times, fidèle à sa ligne éditoriale, titre dans son édition du 22 avril : “Chief Resigns in Emotional Meeting: ‘The Company Is Done With Me’” — déplaçant la cause vers l’émotionnel, reléguant la pression politique au non-dit. Ce n’est qu’à la toute fin de l’article que le nom de Redstone apparaît, discret, presque accessoire. Pas un mot sur l’ingérence, aucun lien fait entre pouvoir économique, fidélité idéologique et contrôle de l’information. Pas une réponse, une injonction. Pas un débat, un rappel à l’ordre. Le journalisme n’est plus qu’un organe de discipline idéologique. Il ne questionne plus : il filtre, soumet, plie.

Ce n’est pas un cas isolé, mais le symptôme d’une contamination plus vaste. Car ce qui se joue ici, dans cet incident en apparence banal, c’est la souveraineté même du récit américain. Qui définit le juste ? Qui contrôle le sens ? Qui décide du visible et de l’invisible ?

Cette mécanique n’est pas née d’hier. Elle s’est forgée dans les coulisses feutrées de la diplomatie américaine, bien avant Gaza, bien avant Netanyahou. En 1967, l’ambassadeur Arthur Goldberg, représentant des États-Unis au Conseil de sécurité, orchestre la rédaction de la résolution 242. Elle évoque le retrait israélien des territoires occupés, mais passe sous silence les droits nationaux des Palestiniens. Ce n’est pas un oubli : c’est une doctrine. Henry Kissinger en fera le cœur de sa stratégie. Son obsession : neutraliser l’Égypte, détacher Le Caire du front arabe, désactiver le levier palestinien. Camp David ne fut pas un traité de paix, mais un acte de démobilisation stratégique. À huis clos, c’est Henry Kissinger lui-même qui, soucieux de préserver l’image d’Israël, aurait recommandé à Yitzhak Rabin de viser les jambes des enfants de l’Intifada plutôt que de les arrêter — car les blesser, disait-il, "nuirait moins à l’image d’Israël". Ce n’était pas un dérapage : c’était un cynisme validé.

Dans les années 1980, cette logique prend une forme plus systémique. En 1982, un document confidentiel, désormais célèbre — le Plan Yinon — appelle à la fragmentation totale du monde arabe : balkanisation des États, divisions confessionnelles, destruction des souverainetés. L’objectif : empêcher l’émergence d’une puissance régionale capable de faire contrepoids à Israël. Cette vision sera ensuite rationalisée dans A Place Among the Nations de Benjamin Netanyahou.

En 1996, trois néoconservateurs américains — Richard Perle, Douglas Feith et David Wurmser — proches de Benyamin Netanyahou et de son conseiller Dore Gold, rédigèrent A Clean Break, un document appelant à rompre avec les accords d’Oslo, à renverser Saddam Hussein, à isoler la Syrie et à encercler l’Iran. En 1997, William Kristol et Robert Kagan fondèrent le Project for the New American Century (PNAC). En 2000, le PNAC publia Rebuilding America’s Defenses, principalement rédigé par Thomas Donnelly, Donald Kagan et Gary Schmitt — une feuille de route stratégique visant à établir la suprématie militaire totale des États-Unis, reconnaissant explicitement que cet objectif serait difficile à atteindre “en l’absence d’un événement catastrophique et catalyseur — tel qu’un nouveau Pearl Harbor

Le 11 septembre vint à point nommé.

Puis ce fut l’enchaînement mécanique : Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Soudan. Des guerres présentées comme des réponses, mais toutes déjà théorisées, préparées, scénarisées. Ce n’était pas l’histoire qui s’écrivait : c’était un programme qui s’exécutait. Un agenda d’influence, conçu dans les arrière-cuisines stratégiques — entre Tel-Aviv, Washington, les think tanks néoconservateurs et les cercles messianiques de l’Empire. À cette matrice s’ajoute la droite blanche évangélique — figures comme Lindsey Graham, Mike Huckabee, ou feu Pat Robertson et autre Billy Graham— qui récitent, sans nuance, l’eschatologie biblique comme stratégie géopolitique. Ils sont rejoints aujourd'hui par des populistes comme Steve Bannon : frustrés par le poids culturel ou financier du "tribalisme élitiste", mais toujours prêts à soutenir Israël dès lors qu’il s’agit de frapper le monde musulman. L’antisémitisme résiduel y cède devant l’islamophobie militante.

Dans les gouvernements américains, la même architecture se répète. Sous Clinton : Albright, Berger, Ross, Indyk, Miller — tous liés à des réseaux sionistes ou pro-israéliens. Sous Bush : Wolfowitz, Feith, Perle, Wurmser, Abrams, Libby — artisans de la guerre d’Irak, tous proches du Likoud. À cela s’ajoutent Jeffrey Goldberg dans les médias, Ron Dermer dans l’ombre israélienne.

Ce parasitage ne relève pas seulement de l’histoire : il se prolonge dans le présent. Tandis que certains responsables tentaient de relancer un dialogue stratégique avec l’Iran, le lobby pro-israélien œuvrait dans l’ombre pour saboter tout rapprochement, multipliant les conditions, exigeant des garanties irréalistes, forçant l’administration à reculer sous pression. Maintenant, sous Trump, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz aurait été écarté non pour désaccord diplomatique, mais pour avoir coordonné, à l’insu du président, une action militaire contre l’Iran avec Netanyahou. Selon le Washington Post, cette collusion — un haut responsable américain opérant au service d’un État étranger — aurait précipité son départ. Déjà mêlé à l’affaire Signalgate, dans laquelle il aurait introduit le journaliste pro-israélien Jeffrey Goldberg dans un échange confidentiel sur le Yémen, Waltz incarne une loyauté extraterritoriale désormais normalisée à Washington. Pis encore : loin d’être sanctionné, il serait aujourd’hui pressenti pour représenter les États-Unis à l’ONU. Comme le rappelle Jeffrey Sachs, cela fait trois décennies que l’Amérique mène des guerres au nom d’Israël. L’Irak, la Syrie, le Liban, et jusqu’au Yémen, toutes s’inscrivent dans une stratégie à long terme. Il ne reste désormais, pour achever le rêve géopolitique de Netanyahou tel qu’exposé dans ses propres écrits, que l’Iran.

Je ne crois pas à une cabale juive, pas plus qu’à une fatalité historique.

La soumission ne s’arrête pas aux institutions politiques ou médiatiques. Elle s’étend jusqu’aux universités, sommées de réprimer toute voix dissidente. À Columbia, Harvard, Penn ou Stanford, la machine s’est mise en marche : suspensions, expulsions, dissolutions de groupes, interdictions de rassemblements. Là encore, les pressions viennent d’en haut : de conseils d’administration et de grands donateurs liés aux sphères politico-financières évoquées plus haut. À Columbia, c’est le milliardaire Bill Ackman qui menace de couper les ponts. À Harvard, c’est un scion de la famille Neely — mécène influent — qui fait pression sur l’administration pour qu’elle se désolidarise publiquement des étudiants pro-palestiniens. À leurs côtés, Jonathan Jacobson, Robert Kraft, Len Blavatnik et d’autres figures de l’appareil pro-israélien exigent sanctions et exclusions. La famille Pritzker verrouille dans l’ombre l’architecture intellectuelle du consensus impérial. Par ses dons, ses sièges, ses conseils stratégiques, elle dessine les lignes rouges, intimide les présidents d’université, dicte les seuils du tolérable. Les campus, loin d’échapper à la logique d’influence, deviennent le prolongement culturel de la capitulation politique. Ce ne sont pas des débats : ce sont des injonctions. Ce ne sont pas des controverses : ce sont des purges. Le monde académique, naguère sanctuaire du doute et du dissensus, devient à son tour une zone surveillée, quadrillée, neutralisée.

Les élites anglo-saxonnes qui gouvernent inspirent parfois la pitié, tant leur soumission relève non plus de la stratégie mais d’une forme d’esclavage mental. Ainsi meurt la souveraineté. Non dans un fracas, mais dans l’assentiment. Non dans la révolte, mais dans le confort du renoncement. Non sous la force des armes, mais sous la douceur d’une persuasion constante, presque amicale.

Et c’est là, peut-être, le drame américain ultime : avoir troqué la puissance contre la dépendance, la pensée contre le réflexe, la liberté contre l’adhésion. Avoir cédé l’empire de soi pour devenir la province d’un autre.

Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste social et politique, avec un intérêt marqué pour les dynamiques géopolitiques, la politique étrangère américaine et les imaginaires postcoloniaux de l’Afrique et du Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence, Al Ahram Weekly, et Morocco News entre autres.

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