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Billet de blog 8 avril 2025

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Gaza : génocide à l’ère de l’intelligence artificielle

Ils ne veulent pas seulement la terre. Ils veulent effacer la condition d’homme. À Gaza, la machine exécute, l’humain disparaît, et le monde regarde — muet.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce qui se déroule à Gaza n’est pas une simple guerre. C’est l’effacement délibéré, géré par algorithme, d’un peuple. Des familles entières sont exterminées. Hôpitaux, écoles, mosquées et cimetières sont réduits en cendres. Et derrière le paravent de la « légitime défense », tout le poids d’un complexe militaro-technologique s’abat sur une population rendue muette par la bombe autant que par le code.

Ce ne sont pas des dommages collatéraux — c’est une architecture. Une destruction systématique exécutée avec une efficacité glaçante, où les frappes de précision masquent un dessein plus large : l’anéantissement de la présence, de l’histoire et de la mémoire palestiniennes.

La violence n’est plus seulement matérielle. Elle est performative. Des soldats israéliens se filment sur TikTok en train de piller des maisons à Khan Younès et Gaza, souriant devant les ruines, exhibant des objets volés comme des trophées. Des vidéos les montrent en train de démolir des maisons, déraciner des vergers, brûler des bibliothèques, profaner les morts, parfois uriner dans des lieux sacrés. Tombes brisées. Oliviers arrachés. Sites patrimoniaux anéantis. Cette violence n’est pas seulement génocidaire ; elle est sacrilège. Elle vise non seulement à tuer, mais à humilier, à effacer toute trace de continuité, de dignité ou de retour.

Les outils de cette destruction ne sont pas seulement des tanks et des fusils. Ce sont des satellites, des bases de données, des modèles d’apprentissage automatique. Des systèmes d’intelligence artificielle parcourent des téraoctets de métadonnées pour produire des « listes de cibles ». Les décisions de ciblage — jadis réservées au renseignement militaire — sont désormais générées par des algorithmes prédictifs. Ce n’est pas un cauchemar futuriste ; c’est une réalité opérationnelle contemporaine, révélée dans des enquêtes de +972 Magazine et The Guardian, confirmant l’utilisation par Israël d’une plateforme d’IA nommée « Lavender ». Le système établit des profils fondés sur des schémas comportementaux flous — nombre de cartes SIM utilisées, appels vers des zones surveillées, proximité avec des individus suspects. Dans de nombreux cas, cela conduit à une mort par algorithme, avec un « examen humain » ne durant que quelques secondes.

Parmi les artisans discrets de cette mécanique de l’effacement, l’unité 8200 occupe une place singulière. Cette élite du renseignement militaire israélien, pépinière d’ingénieurs passés maîtres dans l’art de l’algorithme et de la surveillance, ne forme pas seulement des soldats, mais des techniciens du monde qui vient. Nombre de ses anciens membres, auréolés de prestige, sont aspirés par les grandes firmes américaines — Google, Meta, Microsoft ou Amazon — exportant ainsi, avec leurs compétences, une logique militarisée de l’exploitation des données.

Et qui rend cela possible ? Les géants technologiques américains et occidentaux.

Google et Amazon, via leur contrat de 1,2 milliard de dollars avec le gouvernement israélien dans le cadre du Project Nimbus, fournissent à l’armée israélienne une puissance de calcul en cloud facilitant le traitement des données en temps réel pour la surveillance et les opérations militaires. Malgré des protestations internes — incluant des démissions et une lettre ouverte signée par plus de 500 employés — les deux entreprises ont maintenu leur partenariat, privilégiant les intérêts stratégiques à la vie humaine.

Microsoft a investi dans des firmes israéliennes d’IA et de cybersécurité comme AnyVision, accusée d’avoir fourni une technologie de reconnaissance faciale pour surveiller les Palestiniens en Cisjordanie. Après le tollé public et un audit interne, Microsoft a annoncé se désengager — mais uniquement de ce projet spécifique. La coopération globale, elle, continue. Le profit reste intact.

Meta (Facebook) censure activement les contenus palestiniens. Des observateurs indépendants, dont Human Rights Watch, ont documenté la suppression systématique de publications, de comptes et de hashtags liés à Gaza. Tandis que les responsables israéliens diffusent leurs justifications d’État, les Palestiniens sont effacés ou réduits au silence. La vérité elle-même devient un dommage collatéral.

X (anciennement Twitter), sous la direction erratique d’Elon Musk, a amplifié le silence. Des journalistes palestiniens signalent des chutes brutales d’engagement, des suspensions inexpliquées ou des bannissements. Une voix étouffée n’est pas un accident. Dix mille, c’est une stratégie.

C’est cela, la biopolitique du XXIe siècle. Il ne s’agit plus seulement de contrôler les frontières — mais de contrôler le sens. Gaza est assiégée non seulement par des tanks, mais par des plateformes. Ses morts ne sont pas seulement privés de justice ; ils sont privés de visibilité.

Le langage lui-même s’effondre sous ce poids. L’armée israélienne ne détruit pas de maisons ; elle « enlève des infrastructures ». Elle ne tue pas d’enfants ; elle « neutralise des menaces ». L’anéantissement des hôpitaux est présenté comme un « ciblage de précision ». Grâce à un langage aseptisé, la violence de masse devient gestionnaire. Le génocide devient une logistique.

Ce qu’il y a peut-être de plus obscène, c’est que même dans le monde arabe, des capitaux alimentent cette machine de l’effacement. Les investissements du Golfe dans la high-tech israélienne — notamment les technologies de surveillance, de cybersécurité et de drones — ont discrètement augmenté depuis les Accords d’Abraham. En janvier 2025, le conglomérat de défense public émirati, EDGE Group, a investi 10 millions de dollars pour une participation de 30 % dans Thirdeye Systems, une entreprise israélienne spécialisée dans les outils de ciblage par IA. L’Office d’investissement d’Abou Dhabi a même ouvert une antenne à Tel Aviv. Ces technologies — testées sur les Palestiniens — sont ensuite exportées à travers le monde. La richesse arabe, jadis perçue comme un levier de solidarité régionale, sert désormais à alimenter les systèmes mêmes qui traquent, ciblent et éliminent les Palestiniens. La collaboration a remplacé la conscience. Le profit a remplacé le principe.

La convergence de l’occupation militaire, du pouvoir économique et de l’innovation technologique a enfanté une monstruosité. À Gaza, le futur est déjà là. Une guerre menée par drones, caméras, codes et contrôle narratif. Les soldats pillent pour le contenu. Les entreprises filtrent les cris. Le monde fait défiler.

Et pourtant, la résistance perdure — non seulement par les protestations ou les discours, mais par le simple refus de disparaître. Chaque enfant qui s’accroche à la vie, chaque agriculteur qui revient à un champ calciné, chaque mère qui enterre les siens avec dignité — chacun est un acte de défiance face à l’effacement.

Nommer cette violence pour ce qu’elle est — un génocide — n’est pas une exagération rhétorique. C’est un impératif moral. Gaza n’est pas un champ de bataille. C’est le lieu d’une civilisation en voie d’effacement. Et les entreprises qui alimentent cette machine — qui la codent, la financent, l’optimisent — doivent être tenues pour responsables.

Le génocide à l’ère de l’intelligence artificielle ne porte pas le visage d’un tyran. Il porte un badge. Il signe des contrats. Il met à jour ses logiciels.

Et il danse et sourit pour TikTok.

Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste social et politique, avec un intérêt particulier pour les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence et Al Ahram Weekly...

PS: une version anglaise de cet article a été publiée par Palestine Chronicle.

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