« Tout aujourd’hui gravite autour de notre expérience de la Shoah. »
Cette phrase d’Elie Wiesel, prononcée en 1967, ne visait ni la repentance ni la commémoration passive. Elle appelait à arracher la mémoire du gouffre de la honte, à faire de cette tragédie un chapitre assumé de l’histoire juive. « Pourquoi en avons-nous honte ? », écrivait-il. « Dans sa puissance, elle a même influencé le langage : les quartiers noirs sont appelés ghettos ; Hiroshima est expliqué par Auschwitz, le Vietnam par les mots d’une génération précédente… Peut-être est-ce là la tâche des éducateurs et philosophes juifs : rouvrir l’événement comme source de fierté, le réintégrer dans notre histoire. »
Mais si la Shoah est devenue cette balise absolue, ce point de référence sans égal, pourquoi alors faudrait-il qu’un homme comme Thierry Ardisson s’excuse d’avoir prononcé le nom de Gaza dans le même souffle que celui d’Auschwitz ? Pourquoi cette analogie devient-elle sacrilège, dès lors qu’elle ne vient plus du cœur du récit sioniste, mais d’un cri venu d’ailleurs ? En vérité, ce n’est pas la comparaison qu’on craint, c’est ce qu’elle révèle : une vérité obscène, une humanité partagée dans l’épreuve, une souffrance qui déborde les cadres du monopole moral.
Car tandis que les campus américains se lèvent, que les jeunes brisent l’omerta imposée par le lobby pro-israélien à leurs élites compromises, la France — jadis terre de raison et de révolte — semble glisser vers une servitude intellectuelle. Une colonie morale où l’on pourchasse la parole dissidente, où l’on bannit le doute, où l’on condamne le regard trop clairvoyant. La France des Lumières s’éteint, non sous le feu de la haine, mais sous la cendre tiède de la lâcheté.
Elie Wiesel, témoin du pire, aurait-il détourné les yeux de Gaza ? Peut-on croire qu’il eût refusé d’entendre cette plainte ? Je ne le crois pas. Car rendre à la Shoah son universalité, c’est refuser qu’elle serve à justifier le silence. Une mémoire qui se tait devant les vivants trahis devient complice. Auschwitz ne doit pas être un sanctuaire interdit à la conscience, mais un phare allumé pour qu’aucun autre peuple ne soit, un jour, privé de son humanité.
Comparer Gaza à Auschwitz n’est pas une profanation. C’est un avertissement. Ce n’est pas égaler, ni nier : c’est reconnaître dans l’instant ce que l’Histoire nous a déjà montré — et que, par fatigue, par intérêt ou par peur, nous refusons de voir.
Car ce que l’on inflige à Gaza n’est pas une guerre. C’est une mise à mort méthodique. Une punition collective où l’on raye des villes, des familles, des visages. C’est une stratégie d’épuisement, un enfermement absolu, un effacement planifié. On ne conquiert pas Gaza, on l’exténue. On l’arrache du monde. On l’efface. Et ce que l’on efface, ce n’est pas un territoire, c’est une histoire, une présence, une mémoire.
La mémoire de la Shoah, si elle devient exclusive, cesse d’être mémoire : elle devient pouvoir. Si elle ne peut plus éclairer que certaines souffrances et en nier d’autres, elle cesse d’être un appel et devient un filtre. Elle fabrique alors, malgré elle, des morts nobles et des morts négligeables. Des victimes sanctifiées et des martyrs anonymes. Elle trahit son sens profond — et ceux-là mêmes qu’elle voulait honorer.
Israël, né des cendres d’Auschwitz, a sacralisé la mémoire pour mieux armer ses canons. Il l’a rendue sacrée, donc intouchable. Mais l’histoire ne s’écrit pas à sens unique. On ne peut invoquer les camps pour justifier l’impunité, tout en criant au blasphème lorsque le miroir se retourne. D’autres l’ont compris, mieux que quiconque : Primo Levi, Marek Edelman, Hajo Meyer. Tous rescapés. Tous lucides. Tous ont vu que la déshumanisation ne portait pas d’uniforme fixe. Que le regard d’un enfant juif derrière des barbelés et celui d’un enfant palestinien sous les ruines de Khan Younès exprimaient, hélas, une même vérité : celle du mépris absolu de la vie.
Ce qui est obscène, ce n’est pas la comparaison. C’est l’effort concerté pour la disqualifier. Ce qui est honteux, ce n’est pas le lien entre Auschwitz et Gaza, c’est le silence organisé autour de ce lien. On instrumentalise la mémoire pour désarmer la conscience. On érige l’histoire en mausolée, non pour veiller, mais pour censurer.
Et pourtant, si les mots ont encore une dignité, il faut oser dire : Gaza n’est pas une exagération. Gaza est une alarme. Elle est cette voix étranglée que l’on refuse d’écouter, ce miroir que l’on brise pour ne pas y lire notre propre abdication. Et si Gaza prononce aujourd’hui le nom d’Auschwitz, ce n’est pas pour voler une mémoire. C’est pour lui rendre son sens. Pour que plus jamais ne soit plus jamais un mensonge.
Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique et social, passionné par les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence, Al Ahram Weekly, et Morocco News.