Depuis le début de l'offensive israélienne sur Gaza, l'indignation s'est concentrée sur l'Occident : sur les États-Unis, fournisseurs d'armes et protecteurs diplomatiques ; sur l'Europe, engluée dans ses ambiguïtés historiques et son inertie morale ; sur les géants technologiques, mobilisés pour filtrer la douleur et gérer le flux des images. Ces critiques sont légitimes. Mais elles manquent l'essentiel : le massacre aurait pu être arrêté. Et ceux qui auraient pu l'empêcher ont patiemment construit l'architecture de la complicité arabe.
Une architecture discrète, mais fonctionnelle. Organisée. Rationnelle. Logistique, diplomatique, économique. Une mécanique froide de neutralisation politique, drapée de silence, d'hypocrisie et de protocoles bien huilés.
Pendant ce temps, Donald Trump — l'homme qui qualifie les Palestiniens de parasites, qui promet de transformer Gaza en enfer, qui imagine la déportation d'un million d'âmes vers une Libye dévastée en échange de quelques actifs financiers — est reçu avec faste dans les capitales arabes. Celui qui nie jusqu'à l'humanité des victimes est accueilli en stratège, salué comme partenaire de paix.
À Riyad, devant une foule acquise, il exprime même le souhait de voir l'Arabie saoudite formaliser ses relations avec Tel-Aviv. Pas un mot sur Gaza. L'insulte devient structurelle. L'indignité devient institutionnelle. L'empire avance, les vassaux se prosternent. Il signe pour des centaines de milliards de contrats militaires, énergétiques et en intelligence artificielle. Il reçoit un jet privé du Qatar. Il profane une mosquée aux Émirats, fermée aux fidèles pour lui. À Riyad, il est reçu en empereur. Et au lieu de transformer ce levier en pouvoir au service de leurs peuples, les dirigeants arabes choisissent l'appauvrissement volontaire, la soumission accrue et l'abandon de Gaza. L'histoire retiendra que, pendant que Gaza s'effondrait, l'architecte de sa disparition était honoré dans les palais.
L'Égypte a verrouillé Rafah. Aucun corridor humanitaire. Aucun geste de souveraineté. Le président Sissi a proposé de déplacer les Gazaouis vers le Néguev et repris le lexique israélien sur l'État "démilitarisé". Il ne médie pas. Il obéit. Il est un alibi, un rouage. En l'écoutant s'exprimer aux côtés du chancelier Olaf Scholz, j'ai ressenti un trouble au-delà de la honte ou de la colère. Ce n'était pas une réaction morale, mais un effondrement intérieur : un sentiment d'avilissement sans nom. Un moment où le langage lui-même vacille.
L'Arabie saoudite, dotée de moyens inégalés, pratique une neutralité alignée. Aucune rupture. Aucune condition. Le prince héritier aurait confié à Blinken que la Palestine ne l'intéressait pas. Ses médias, à commencer par Al Arabiya, participent à la déshumanisation. Abou Dhabi s'aligne, en mobilisant Sky News Arabia et d'autres vitrines aussi raffinées qu'éhontées.
Les Émirats ont pris une ligne plus brutale encore. Ils n'éteignent pas les crises : ils les étouffent. Ils ont soutenu toutes les contre-révolutions du monde arabe. Ils ont fragmenté le Yémen, saboté la transition libyenne, attisé la guerre au Soudan. Leur cible n'est pas une idéologie. C'est toute forme d'initiative civique ou d'autonomie sociale. Ils investissent dans les colonies israéliennes, accueillent l'argent des autocrates, blanchissent les dépouilles du désastre. Leur neutralité affichée n'est qu'un masque. Leur trahison est méthodique.
Ils financent même des caravanes d'espionnage déguisées en hôpitaux mobiles, sous prêtexte d'aide humanitaire. Ils proposent d'investir dans un système d'assainissement souterrain à Gaza — alors que les égouts sont le cadet des soucis d'une population dont la ville est en ruine. Ce sont autant de prétextes à des opérations d'infiltration au service du renseignement israélien. Ce cynisme atteint son comble : c'est la convergence de la technologie, de l'argent et de la dupliciteé, au service d'une domination sans visage.
À cette stratégie s'ajoute un vernis religieux. Des cheikhs jadis respectables sanctifient cette politique, lui offrant une onction spirituelle. Ce que l'on appelait autrefois éthique est devenu justification. On ne débat plus de morale : on la codifie. Le mal devient présentable, structurable, exportable. C'est le simulacre technocratique de l'ordre moral.
Le Maroc s'aligne. Il accueille des navires de guerre israéliens, forme ses soldats à leurs côtés, participe à la production de drones. Ses entreprises agricoles — comme celles des Émirats, de l'Arabie saoudite et de la Jordanie — continuent d'approvisionner le marché israélien pendant les frappes. Le ravitaillement s'effectue en plein jour, et officiellement.
La Jordanie ouvre sa frontière. L'Arabie saoudite ses autoroutes. Les Émirats leurs ports. Les lignes d'approvisionnement vers Israël fonctionnent en pleine offensive, de façon indirecte mais déterminante. Ce n'est pas une neutralité diplomatique. C'est une complicité criminelle dans la logistique d'une guerre d'extermination.
Mahmoud Abbas, quant à lui, incarne une autorité sans pouvoir. Il maintient la coordination sécuritaire pendant que les hôpitaux brûlent. Il n'a ni mandat, ni peuple, ni voix.
Edward Said, dans un texte sobre et précis, relate un moment clé : la signature des accords d'Oslo, qu'il regarde depuis New York aux côtés de Mahmoud Darwish. En entendant Arafat, il pense entendre Rabin. Il écrit avoir eu honte au point de souhaiter être englouti. Il comprend alors : un seuil vient d'être franchi.
Ce seuil est aujourd'hui devenu la norme. Gaza n'est plus un dossier diplomatique. C'est une ligne de faille : entre mémoire et oubli, entre morale et gestion, entre souveraineté et servitude.
Le monde arabe officiel n'a pas vacillé. Il a abdiqué. Il ne représente plus. Il désactive, surveille, discipline. Il ne pense plus. Il reproduit.
Ce n'est pas une crise. C'est une stratégie.
Ce n'est pas une défaite. C'est une doctrine : ne pas troubler l'ordre. Maintenir les flux. Taire la douleur.
La Palestine ne résiste pas pour exister. Elle résiste pour empêcher l'effacement total de la vérité.
Gaza tient. Parce que si elle tombe, tout s'effondre.
Et ceux qui l'abandonnent aujourd'hui devront répondre. Non devant un tribunal, mais devant l'Histoire.
Je souhaite que chacun de ceux qui ont rendu cela possible réponde de ses actes, de son vivant. Pas devant des caméras ou des parlements complices, mais devant les peuples qu'ils ont trahis. Le spectacle n'est pas seulement douloureux : il corrode la pensée, altère la perception, détruit la vigilance. Je ne regarde plus les nouvelles — non par lassitude, mais par refus de cette abdication constante. Ce n'est plus un conflit. C'est une injustice systématique, à ciel ouvert.
Parfois, j'ai honte d'argumenter avec mes amis occidentaux. Car ce qui me pèse le plus, ce n'est pas leur cynisme, mais notre propre abdication. La trahison arabe est devenue si obscène qu'elle étouffe toute tentative d'explication. Elle tue la parole. Elle impose le silence. C'est le comble du déshonneur. Et devant ce déshonneur, je ne proteste plus. Je présente mes excuses.
Il ne s'agit plus de cécité ou de compromis. Il s'agit d'une participation au crime. Et cette participation n'est plus seulement politique ou militaire. Elle est culturelle, médiatique, religieuse. Elle traverse un système entièrement déchu de toute prétention morale. Le mal est aujourd'hui organisé, conceptualisé, ritualisé. Le monde arabe officiel ne trahit plus seulement. Il théorise sa trahison. Il lui donne un langage, une forme, une légitimité. Et il le fait sans ciller.
Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique et social, passionné par les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence, Al Ahram Weekly, et Morocco News.