Il est des moments où l’histoire s’écrit avec du pain. Et d’autres, plus sombres encore, où elle s’écrit par son absence. Gaza est devenu le laboratoire d’un mal désormais méthodique, rationnel, administratif. On y distribue les calories comme naguère on gérait les convois vers l’Est : avec la froideur d’une bureaucratie du néant. Des dizaines de camions. Pour deux millions d’êtres humains. Pas un de plus. Un os jeté au prisonnier, non pour le nourrir, mais pour tromper les caméras.
Mais le plus glaçant n’est pas le rationnement. C’est le langage qui l’accompagne. Ce n’est pas seulement la faim — c’est l’inhumanité érigée en doctrine d’État. Moshe Feiglin, député israélien et chef du parti Zehout, a pu dire sans frémir : « Chaque nourrisson de Gaza est un ennemi. Nous devons occuper Gaza et la coloniser jusqu’à ce qu’il n’y reste plus un seul enfant. » Ce n’est plus une guerre. C’est une entreprise de purification ethnique. Un projet de mort formulé avec la tranquille cruauté d’un technocrate du crime, certain de son impunité car protégé par l’empire le plus puissant du monde.
L'ex-ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, avait donné la note d’entrée : « Plus d’électricité. Plus de nourriture. Plus de carburant. Nous combattons des animaux humains. » Cette rhétorique, nous l’avons entendue à Kigali. À Srebrenica. Dans les failles les plus sombres du XXe siècle. Elle réapparaît aujourd’hui, vêtue d’hébreu, proférée par ceux-là mêmes qui, dans un autre siècle, furent les victimes de ce langage-là — et qui, aujourd’hui, trahissent la mémoire dont ils se réclament.
Et soudain, même dans leurs rangs, des voix s’élèvent. Le général Yair Golan, ancien chef d’état-major adjoint, n’a pas mâché ses mots : « Un pays sain ne tue pas des bébés pour se distraire. Un pays sain ne mène pas la guerre contre les civils, ni ne fait de l’expulsion d’un peuple un objectif militaire. » Il a comparé Israël à l’Afrique du Sud de l’apartheid, avertissant qu’il deviendrait un État paria. Le scandale fut immense. Mais ce fut aussi une brèche. Une fissure dans le mur du silence. Cette fois, l’un des leurs brisait le pacte tacite de l’indicible.
Israël n’est plus seulement la honte de l’Occident. C’est devenu une plaie vive dans la conscience universelle. Cela fait plus de deux mois que Gaza, après avoir été pilonnée sans trêve pendant plus d’un an et demi, est plongée dans un blocus total. Plus rien n’y subsiste : ni infrastructures, ni hôpitaux, ni réserves de nourriture. Et quand, par calcul, on entrouvre la porte de l’aide humanitaire, ce n’est pas pour soulager : c’est pour punir. Ce n’est pas une aide. C’est une mise en scène. Une aumône cyniquement calibrée pour humilier, pour prolonger l’agonie sous les projecteurs, pour entretenir l’illusion d’un sursis.
Et pendant ce temps, les bombes pleuvent. Les hôpitaux sont visés. L’OMS voit ses stocks détruits. L’Égypte verrouille Rafah, complice muette d’un siège qui ne dit pas son nom. Ce n’est plus une guerre. C’est une extermination progressive, filmée, rationalisée, assumée.
Mais l’impunité commence à se lézarder. Le Royaume-Uni, longtemps aligné sur Israël, a soudain changé de ton. Le gouvernement travailliste a suspendu les négociations d’un accord de libre-échange, convoqué l’ambassadrice israélienne et imposé des sanctions contre les colons de Cisjordanie. Son ministre des Affaires étrangères, David Lammy, a dénoncé un blocus moralement injustifiable et fustigé les discours « monstrueux » des ministres israéliens appelant à « purifier » Gaza. Pour beaucoup de députés britanniques, ces gestes sont tardifs et dérisoires face à ce qu’ils nomment désormais un génocide. Plusieurs exigent la suspension immédiate de toutes les ventes d’armes.
En Europe, la colère ne cesse de monter. Vingt-trois États occidentaux alertent. Le langage diplomatique se durcit. La rhétorique de la « légitime défense » ne suffit plus à masquer l’horreur. Et même aux États-Unis, où le pouvoir est aux mains de Trump, un trouble s’installe. Le vice-président a reporté sa visite dans la région. Le président lui-même a évité toute escale en Israël lors de sa tournée du Golfe. Ce n’est ni une rupture idéologique, ni un sursaut moral. C’est un pur calcul. Netanyahu n’est plus utile. Il encombre. Il dérange. Il pèse comme un fardeau devenu trop lourd, même pour ses plus cyniques alliés.
L’indignation n’est plus l’apanage des ONG, de la gauche ou des minorités dites progressistes. Elle fracture les anciennes alliances et pénètre même le labyrinthe, jadis impénétrable, des complicités stratégiques. Même Thomas Friedman, longtemps considéré comme un sioniste inébranlable et l’un des piliers du libéralisme pro-israélien, a désormais déclaré publiquement — dans un éditorial du New York Times — que le gouvernement israélien actuel ne peut plus être considéré comme un allié des États-Unis. Selon ses propres termes, il ne partage plus les « valeurs » et la vision qui liaient autrefois les deux nations. Lorsqu’une voix comme la sienne commence à délier la trame du consensus, il ne s’agit plus d’une simple dissidence : c’est peut-être le signe qu’un basculement plus profond s’opère sous le vernis décoratif du silence occidental. Car ce qui se joue à Gaza ne relève plus de la complexité d’un conflit. Cela relève de la barbarie nue.
Gaza est notre Theresienstadt du XXIe siècle : une vitrine affamée, un camp rationné à ciel ouvert, un piège logistique où l’on meurt d’épuisement, d’infection ou de mutisme. Tout se joue sous le regard glacial des satellites et dans l’indifférence algorithmique des plateformes. Et le monde, une fois encore, détourne les yeux. Ou pire : il tergiverse.
Le "plus jamais ça" est mort à Gaza. Non pas sous les bombes, mais dans la trahison des mémoires. Dans la complicité de ceux qui savaient. L’histoire ne se répète pas : elle dégénère. Et dans cette dégénérescence, c’est notre humanité que nous laissons mourir.
Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique et social, passionné par les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence, Al Ahram Weekly, et Morocco News.