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Billet de blog 30 mai 2025

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Gaza, ou l’art technocratique de dissoudre un peuple

Sous couvert d’humanitaire, une stratégie méthodique d’effacement s’est mise en place : privatiser la faim, neutraliser la mémoire, administrer la dépossession.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est des moments où la violence cesse d’être une impulsion pour devenir méthode. Où la faim n’est plus une détresse, mais une donnée. Où l’exil n’est plus pleuré, mais planifié. À Gaza, nous sommes entrés dans cette phase glaciale de l’Histoire, où l’inhumanité se présente sous les traits d’une organisation rationnelle.

Le 28 mai 2025, à Rafah, une société américaine — cyniquement nommée Gaza Humanitarian Foundation — a tenté de distribuer de l’aide sous supervision militaire israélienne. L’opération a dégénéré : des milliers de Palestiniens affamés ont franchi les grilles, l’armée a tiré, les hélicoptères ont évacué les contractants. La scène n’a pas choqué. Elle a confirmé. Ce n’était pas une bavure. C’était un test.

Raymond Aron l’avait entrevu : lorsque la technique s’empare des affaires humaines, le meurtre se pare des attributs de la procédure, et la domination devient une gestion rationnelle. À Gaza, le crime n’est plus commis — il est administré.

Derrière l’écran de l’aide, une mutation s’opère : les États-Unis, en étroite coordination avec Israël, s’emploient à démanteler l’UNRWA au profit d’un réseau de sous-traitants privés. Mais ce déplacement logistique masque un dessein politique : détruire la mémoire, dissoudre le peuple, convertir l’injustice en flux comptables.

Ce que les Américains ne semblent pas saisir, c’est qu’en acceptant de remplacer l’UNRWA par des contracteurs privés, ils endossent le rôle sordide de supplétifs d’une entité génocidaire. Ils s’y salissent les mains, s’y embourbent diplomatiquement, et s’y exposent au mépris du monde entier — devenant non pas des bienfaiteurs, mais des gestionnaires pathétiques de la famine, des technocrates du mal déguisés en humanitaires.

Le Palestinien n’est plus un homme déraciné. Il est devenu une variable : bénéficiaire, code QR, empreinte biométrique. L’exil change de nom ; on parle de « populations déplacées ». L’injustice aussi ; elle devient « solution humanitaire ». La Nakba ne se nie plus : elle se recouvre d’euphémismes.

Comme Nizan le dénonçait, les instruments de légitimation changent de nature, mais non d’intention. On ne tue plus avec le fusil : on trie avec des algorithmes. On ne chasse plus : on sélectionne. La ration devient outil de chantage ; le refus, une condamnation à la disette. Gaza devient un champ d’expérimentation pour la servitude sous gestion externalisée.

Marguerite Yourcenar rappelait qu’il suffit d’un seul témoin pour empêcher qu’un crime soit parfait. Le Palestinien est ce témoin. Sa simple présence rappelle le forfait originel. Ses ruines parlent. Ses archives accusent. L’UNRWA gardait cette mémoire vivante. Il fallait l’effacer. On la remplace par des interfaces. On ne se souvient plus : on « monitorise ». Et, quand la mémoire se rebelle, on évacue les témoins.

Ce qui s’accomplit n’est pas l’échec de l’aide, mais son inversion : elle ne soulage plus, elle neutralise. Elle ne reconnaît plus, elle efface. Le langage des contracteurs — « contrôle », « traçabilité », « impact » — devient le vernis d’une guerre coloniale, technocratiquement travestie. Chaque ration est un acte politique. Chaque calorie, un tri moral.

Mais ce que cette tragédie a révélé dépasse Gaza. Elle a déshabillé le sionisme, exposé dans sa nudité la plus brutale : non comme refuge des survivants, mais comme machine de dépossession. Elle a mis à nu l’hypocrisie de l’Occident, toujours prompt à dénoncer les crimes ailleurs, mais muet devant ceux de son allié. Elle a signé la faillite morale des régimes arabes — ces geôliers en costume, ces partenaires de l’étranglement.

Et, paradoxalement, Gaza a éveillé. Ce peuple qu’on voulait enterrer dans les décombres de l’Histoire parle aux jeunes consciences occidentales. Il les arrache à la torpeur, les oblige à choisir. Ils sont nés dans l’abondance, mais refusent la soumission. À Harvard, à Columbia, dans les rues de Paris ou de Berlin, cette jeunesse a compris que la neutralité est déjà complicité.

On dira un jour que Gaza n’a pas été abandonnée, mais gérée à mort. Que la faim n’y fut pas un mal, mais une stratégie. Que l’aide n’y fut pas échec, mais camouflage. Et que le monde, en se taisant, a consenti.

Mais l’Histoire, elle, ne consentira pas.

Car ce que la technocratie maquille, la mémoire l’éventre. Ce que les bilans neutralisent, les peuples le retiendront. Gaza ne sera pas qu’un martyre : elle sera un tournant. Celui où l’aide devint une arme. Où l’administration devint complicité. Où le crime devint protocole. Et où, malgré tout, la vérité perça.

Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique et social, passionné par les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East EyeThe Palestine ChronicleThird World ResurgenceAl Ahram Weekly, et Morocco News.

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