Chère lectrice et mère, j’espère que votre fille aura pu par la suite, et de cela je ne doute guère, rencontrer des enseignants soutenants à son égard.
Votre commentaire à un de mes billets m’a profondément touchée et je vous en remercie. Il m’a aussi mise en alerte et questionnée. Durant toutes ces années, face à tous ces élèves de 2 à 12 ans, n’ai-je jamais inconsciemment pu blesser la confiance d’un élève ? N’y en a-t-il aucun qu’involontairement j’aurais pu rabaisser ou bloquer ?
Il faut être honnête, avec certains élèves, le « courant » ne passe que difficilement. Cela est bien sûr valable dans les deux sens. Les facteurs sont multiples, souvent circonstanciels, et on n’est pas des robots. Immédiatement m’est remonté le souvenir très lointain de Juline, petite « Madame je sais tout », dont la grand-mère n’était jamais contente de rien. Juline à qui j’ai pu rebattre le caquet un peu sèchement. Juline qui conséquemment m’a fait pleurer le soir chez moi de culpabilité d’avoir été trop sèche. Juline qui m’a donc enseigné à souffler un grand coup quand l’agacement pointe son nez. Merci donc à Juline, et quelques autres bien plus pénibles, de m’avoir appris à gérer l’exaspération et l’usure qui peuvent pointer parfois le bout de leur nez dans certaines situations. Voire à passer le relai quand on sent que nos limites sont sur le point d’être dépassées.
Votre témoignage est bref mais mérite pourtant de longs questionnements sur les relations interpersonnelles en jeu au sein de l’école.
Où est la limite entre l’exigence, la fermeté, l’exaspération, la condescendance, l’humiliation, le harcèlement ? Dans l’intention? La posture ? Le regard ? Le langage ? L’intensité ? La répétition ?
Qui ou qu’est ce qui détermine cette limite selon le moment et le contexte ? L’éthique ? Le geste professionnel ? La loi ? Le regard extérieur ? Son propre regard?
À combien de situations de ce type avons-nous été ou sommes-nous tous confrontés, que ce soit à l’école, au travail ou au quotidien? Le grand frère jaloux du petit dernier qui s’amuse à « Moi j’suis grand j’ai le droit! ». Le pote qui se sent supérieur et fait de l’humour qui n’en est pas. Le petit ami viril qui rabaisse sa compagne d’une phrase tranchante. Le supérieur hiérarchique qui regarde de haut son employé.e. Aujourd’hui ajoutons le troll qui poste un commentaire allant de désobligeant à haineux. Etc. Mettre toutes ces phrases au féminin : en général elles fonctionnent tout aussi bien.
Et ne nous laissons pas berner par l’âge, les enfants entre eux ne réussissent pas forcément de manière innée à poser une limite, c’est bien un apprentissage de la vie en groupe, en famille, en tribu, en classe, qui la pose. La petite caïd qui s’en prend à la plus faible. La bonne élève imbue de sa réussite qui rabaisse la moins bonne d’un «Trop faciiiiiile !». La moins bonne qui fait un croche pied à la tête de classe discrètement quand la prof a le dos tourné. La trop grosse/ trop maigre/trop grande/ trop petite/ trop étrange/ trop étrangère / trop à lunettes / trop à bretelles qui se fait moquer et exclure des jeux à la récréation. J’arrête la liste elle serait interminable. Mettre au masculin, ça marche très bien aussi.
Si je suis entrée dans ce métier, c’est aussi pour tenter d’éviter au maximum tout cela aux enfants qui croiseraient ma route. Pour réparer « Mme Jupe-plissée-cheveux-bruns », ma maîtresse de Moyenne Section, qui n’a rien fait pour me protéger d’un lynchage collectif en bonne et due forme. Pour réparer les récréations et voyages scolaires passés seule car Marie-Poufiasse avait monté la classe contre moi sans qu’aucun instit’ ne s’en préoccupe jamais. Pour réparer le 3/20 de moyenne de la « Vielle Salope » qui estimait que je ne faisait pas assez fructifier mes capacités. Que je ne méritait pas assez de ma sueur et de mon labeur le « don de Dieu » que j’avais reçu ( paroles exactes et véridiques, et l’action se situe dans l’enseignement certes supérieur, mais public, bien sûr!).
Vous m’excuserez pour les gros-mots, sujet sensible, cela va de soi. L’humiliation et l’injustice n’ont pas leur place à l’école - elles ne devraient avoir leur place nulle part d’ailleurs.
J’ai y mis du mien dans cette mission-là de mon travail. J’y ai mis du coeur, de l’attention de chaque instant, de l’engagement et du travail outillé. Mais quand je vois, citons dans l’ordre hiérarchique d’apparition :
- une Conseillère Pédagogique qui cache un élève lors d’un exercice incendie pour « faire la blague » à la collègue débutante visitée ce jour ;
- une inspectrice qui ne daigne ni répondre aux mails qu’on lui envoie ni même avoir la décence de mémoriser le nom d’une collègue qui travaille depuis 5 ans dans son équipe de circonscription ;
- un inspecteur spécialisé qui prend un malin plaisir à dénigrer sadiquement les enseignants du haut de sa toute puissance en réunions / entretiens / jurys d’examens ;
- une Responsable de l’Accompagnement Individualisé et du Suivi des personnels enseignants qui, malgré le soutien du Médecin du Travail, te balance au téléphone (pas d’écrit, pas de vague) que tu n’as qu’à démissionner et prendre un « bullshit-job » ;
- une porte parole du gouvernement qui propose aux professeurs d’aller ramasser des fraises pour se rendre utile pendant le confinement;
- un ministre de l’éducation qui donne des directives sur BFM ou par vidéos tous les 2 mois ( C’est vrai qu’on est trop cons, on ne sait pas lire un mail professionnel) ;
- toujours ce même ministre qui poste via voie de presse des changements de protocole la veille de la rentrée de sa plage d’Ibiza et qui sera récompensé par une création de poste spécialement pour lui ;
- Et cætera de tout ce que je ne sais pas.
Donc, quand je vois tout ça, ça m’écœure et le mot est faible.
Quand je lis que deux enseignants engagés subissent un procès pour avoir en-chantilly-né M.Blanquer car cette action lui aurait provoqué un « choc émotif », le pauvre, tandis que nous avons subi pendant ces cinq dernières années les assauts les plus violents de leur déstructuration finale de notre métier, je me demande si je vis encore dans le monde réel.
Toutes ces condescendances et humiliations au quotidien, de manière plus ou moins intense et répétée, ça m’écœure. Le tout enrobé dans une « École de la confiance » dont le sens moral est donc bien digne d’une pub pour le Glyphosate, eh bien oui je dois dire que je suis vraiment écœurée. Il n’y a pas de statistique officielle qui mesure le degré d’écoeurement des professionnels de l’enfance, du grand âge, de la santé, du social, de la justice. Mais je ne suis pas la seule à en avoir la nausée.
Alors dans un premier temps, je vais devoir finir de me soigner de ce travail qui m’a tant abîmée. Puis enfin me libérer. Et recommencer à semer. Cette fois j’espère dans la reliance et l’honnêteté d’un collectif en bonne santé. Et si ce collectif n’existe pas, à nous d’en créer un à notre portée.