S’organiser pour ne pas calancher
Armanda et Daniel ont bien mal dormi cette nuit. Ils sont arrivés à l’école les yeux gonflés et tristes. Avant les lueurs de l’aube, la police a délogé toute leur famille du squat précaire où ils s’abritaient depuis quelques mois. Cela a beaucoup fait pleurer les bébés, m’explique Daniel, la voix tremblante. Ce n’est pas la première fois qu’ils vivent cela.
Azzouz n’a pas eu de chance, la maîtresse de sa classe ordinaire est la collègue hurlante dont je vous ai brièvement parlé dans un billet précédent. Elle lui fait peur. Sa mère m’expliquera avec ses mots que l’arrivée en France n’est pas facile pour lui, il recommence à faire de l’énurésie à 8 ans.
Pour Isam aussi c’est difficile. Du haut de ses 7 ans, il n’a pas les mots en français, ni même sûrement dans sa langue, pour dire ce qui lui pèse. Alors il dessine. Il y des armes et beaucoup de feutre rouge.
Pour Samba le 1er jour à l’école P. devait être son 1er jour à l’école tout court. Lorsque j’arrive dans le couloir de sa classe pour le rencontrer, le groupe remontait de récréation. Je vois un enfant débouler en courant, entrer vivement dans la salle, plonger sous son bureau et vider tout le contenu de son cartable par terre. Grand sourire aux lèvres, les yeux tellement rieurs.
Latifah ressemble presque trait pour trait à sa maman, le foulard en moins. Elles arrivent seules d’Azerbaïdjan, et ne se mêlent pas aux autres familles. Il aura fallu toute une année pour que Latifah sourie et ose prendre la parole, ses joues s’empourprant toujours. Pourtant, quelle bonne élève! Elle maîtrise trois langues à 10 ans, sans compter le français qu’elle apprend.
Bora aussi mettra beaucoup de temps à sourire. C’est comme une tempête dans son regard. Quelque chose entre une triste nostalgie et une profonde colère, à l’intérieur d’une cuirasse digne d’une adulte. Elle réussira pourtant à retrouver l’insouciance de son âge à certains moments, quand elle aura compris que sa petite soeur handicapée n’avait rien à craindre dans cette école. Elle rira des sottises que Besnik, compatriote venu en France pour se faire opérer du coeur, faisait pour la faire sourire.
Macarius est brillant. Et je ne sais pas quel métier faisaient ses parents avant d’arriver en France mais on voit que ce sont des gens dont le niveau socio-culturel est élevé. D’ailleurs ils maîtrisent tous les trois parfaitement l’anglais. C’est dans cette langue qu’au bout de quelques semaines Macarius ose m’expliquer qu’un des élèves de la classe le harcèle et le frappe quand ils sont au foyer. Il est en larmes. Il n’est sûrement pas venu jusqu’ici pour vivre ça.
Quelques exemples seulement. Éclairants. Qui montrent bien qu’il n’est pas convenable de se disperser pour enseigner à ces élèves. Après la première année-test du dispositif itinérant, il était temps d’arrêter de courir dans tous les sens et de saupoudrer. Ces enfants ont besoin d’un sas d’accueil stable et sécurisant à l’école pour être en mesure ensuite d’entrer dans les apprentissages. C’est pourquoi Elna et moi on s’est lancées dans 5 challenges cette année-là. Un peu dans l’urgence, en « mode survie ». Un peu sans savoir comment on allait s’y prendre, mais avec la force du duo de choc. Des challenges un peu du même ordre finalement que ceux portés par les familles de nos élèves.
Challenge n°1 : La fin de l’itinérance
Avec l’accord et le soutien notre Inspectrice, on s’est organisées pour recréer, non pas des classes, mais des pôles UPE2A : 4 écoles d’accueil sur le secteur - au lieu de 12-, 2 chacune. Cela a donc demandé que nous puissions travailler en amont avec la mairie qui enregistre en premier les inscriptions scolaires. On faisait le lien et on collaborait au plus près avec le directeur des Affaires Scolaires, les directeur.rice.s d’école, les partenaires associatifs et les centres d’hébergements pour les Réfugiés. On est devenues de vraies cheffes de projet, dirait-on dans un certain jargon.
Challenge n°2 : Un toit sur la tête
Jouer des coudes, se faire sa place, pour avoir des salles d’enseignement pérennes et dédiées pour accueillir nos élèves en migration. Grappiller du mobilier à droite à gauche, en comptant sur la charité des collègues. Le déménager toute seule d’un bâtiment à l’autre, ça coche la case « Sport de la semaine ». Ruser, pour s’assurer qu’en cas d’ouverture de classe sur l’école on n’allait nous remettre dans le placard à balais.
Challenge n°3 : Gérer un budget
Faire ses courses de matériel pédagogique avec 219 euros pour une cinquantaine d’élèves pauvres, faut de la technique. On oublie vite les ouvrages didactiques et les jeux : pour les préparations de cours, on misera sur notre créativité, les vide-greniers, les cartouches d’imprimantes et plastifieuses payées sur nos deniers. L’urgence pour nos élèves ce sont les fournitures scolaires : on pratique l’achat groupé en grande quantité et on fait des partages entre deux coffres de voitures sur le parking de Dia à la nuit tombée, après la classe. Jusqu’à la boîte de 1000 trombones et celle de 100 élastiques, pas besoin d’autant chacune pour une année!
Challenge n°4 : S’adapter à son nouvel environnement
Je n’ai jamais eu un public plus hétérogène que le public allophone. Des enfants de toutes langues et cultures confondues, de 6 à 12 ans. Des élèves lecteurs (dans une autre langue, voire dans deux autres), des non lecteurs. Certains ont suivi une scolarité complète et de qualité dans le pays d’où ils viennent. D’autres n’ont jamais fréquenté une école, ni tout autre lieu de socialisation hors famille, certains n’ont même jamais tenu un feutre entre leur doigts pour dessiner. Certains véritablement « surdoués », d’autres porteurs de handicaps encore non diagnostiqués. Tous ensemble au sein des mêmes groupes d’apprentissage. Ensemble il y des élèves dont le parcours de migration est chaotique ou douloureux, d’autres qui sont venus rejoindre de la famille. Il s’agit de construire des parcours réellement adaptés à la diversité des élèves, de leurs niveaux et de leurs besoins. Il faut aussi imaginer une organisation pédagogique intégrant la lourde contrainte des arrivées et départs constants en cours d’année. Eux tous, ils doivent faire preuve d’une capacité d’adaptation folle et d’une intuition hors norme pour comprendre les codes et coutumes de leurs camarades français. On fonctionne ensemble par essais-erreurs, en plein dans les préconisations des Programmes de maths en somme!
Challenge n°5 : Se faire accepter
C’est parfois assez drôle le regard des autres. Quand tu traverses la cour, en plein mois de décembre, avec une maman Éthiopienne en tenue traditionnelle, avec ses 5 enfants qu’elle ne peut pas laisser seule pour l’accueil à l’école du plus grand, tout le monde en tongs. Quand tu veux faire visiter l’école à des parents Roms pour accueillir leurs 2 enfants, et qu’ils sont venus avec la moitié du camp pour que tous voient comment c’est avant d’accepter que d’autres enfants y soient scolarisés. Le regard des autres, c’est cocasse. Tu as intérêt d’y mettre un peu d’humour et beaucoup d’enthousiasme naturel, sinon certains pourraient parfois en être blessés. C’est assez humain, voire fréquent comme réaction, d’avoir un peu peur de ce qu’on ne connait pas. C’est pas complètement étonnant que certains collègues, manquant de confiance en eux pour enseigner à des élèves qui ne comprennent pas leur langue, puissent parfois faire un peu barrage en première intention. Alors il s’agit de faire preuve de pédagogie, aussi avec les adultes. De rassurer. D’accompagner. De faire en sorte qu’ils considèrent tes élèves comme LEURS élèves. Et quand ce sont les élèves eux-mêmes qui se considèrent appartenir plus à leur classe qu’à ton groupe, t’as tout gagné. Au début, tu te sens un peu délaissée. Mais c’est là que tu as réussi.
On aura mis deux ans pour relever de façon plutôt satisfaisante ces 5 challenges. Il y aura eu de la rugueur, des coups durs et une bonne masse de labeur et de choses à apprendre à faire. Des rires et du plaisir aussi. De la fierté de se voir confier de réelles responsabilités et de se sentir reconnues dans notre travail. De la satisfaction d’avoir mis en place une organisation qui roule plutôt bien. Puis la déflagration est venue d’en haut.