Rédigé par deux hauts-fonctionnaires dont un ancien directeur de cabinet de Gérald Darmanin, le document censé alerter sur une prétendue menace idéologique des “Frères Musulmans” relève plus du sensationnalisme tabloïd que d’un exercice rigoureux.
Outre une collection d’accusations auxquelles nous avons déjà répondu en 2023¹ à la lumière du travail du New Yorker et de l’European Investigative Collaborations², au fil des pages je réalise que ce document n’est pas seulement un gaspillage d’argent public, mais d’une violence implacable à l’encontre de toutes celles et ceux qui comme moi, appartiennent à cette génération de français musulmans qui a vécu l’horreur des attentats de 2015 et qui depuis conjuguent leur foi musulmane avec un engagement actif pour une société juste et inclusive.
À la page 16, mon nom apparait enfin dans un paragraphe discret et empreint d’arabogynie³.
“Une troisième génération de femmes qui [...] ont fait des études, sont passées par le cursus militant associatif et tiennent un discours encore plus républicain, [...] Hania CHALAL, étudiante strasbourgeoise présidente d'Etudiants Musulmans de France puis du Forum des organisations européennes de jeunesse musulmanes (FEMYSO). Elles semblent, pour une partie d'entre-elles, être placées en situation pour donner un signal de modernité, sans être réellement en responsabilité.”
Un mépris flagrant donc de l’engagement des femmes musulmanes visibles dont les corps sont pourtant depuis longtemps devenus un champ de bataille politique et médiatique, et qui constituent le cœur battant de la vie associative française, créant du lien, accompagnant, et aidant, partout où l’État se retire ou échoue.
Pour les auteurs de ce rapport, une responsable associative musulmane visible ne peut être qu’un leurre, une marionnette sans volonté ni autonomie, et c’est précisément là que l’esprit de ce rapport transparait : faisant suite à une logique néo-coloniale et mobilisant un imaginaire fantasmé des musulmans de France, les auteurs ne peuvent imaginer une jeune femme française, d’origine maghrébine et musulmane visible, autrement que comme instrumentalisée et soumise.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que le même ministre qui a délibérément brisé les relations diplomatiques avec l’Algérie mène également une guerre médiatique et administrative contre les organisations musulmanes, s’alignant sur la rhétorique d’extrême-droite et nostalgique du temps des colonies. Pour le ministère de l’intérieur, l'islam est à gérer comme un dossier administratif à risque.
Il s’agit de contrôler un collectif perçu comme potentiellement menaçant. Car la colonisation, déjà, n’avait pas pour but de comprendre l’islam, mais de le domestiquer et le subordonner. Dans les années 60 et 70, ce modèle ne s’est jamais vraiment éteint, il a simplement muté avec la surveillance des foyers SONACOTRA⁴ et des mosquées dites “de travailleurs” au nom du maintien de l’ordre.
Soixante ans plus tard, c’est de la boucherie halal à la participation citoyenne de jeunes musulmans que la suspicion s’est généralisée.
En permanence, les musulmans français sont soumis à un test de loyauté conçu à dessein pour les faire échouer, auquel aucune autre communauté religieuse n’est astreinte. Créez des espaces d’entraide et de solidarité entre coreligionnaires, on vous accuse de séparatisme, mais si vous prenez la parole dans l’espace public, si vous vous engagez dans le débat d’idées, dans la vie associative, ou politique vous risquez d’être soupçonné d’entrisme, d’agenda caché, de duplicité.
A titre personnel, j’ai choisi de m’engager, au risque que mon nom soit un jour entaché dans un rapport d’État, et je suis fière de présider aujourd’hui le Forum Européen des Organisations Musulmanes de Jeunesse et d’Étudiants (FEMYSO) — une organisation née en 1996, au lendemain du génocide de Srebrenica, en réponse à l’échec de l’Europe à protéger ses propres citoyens musulmans. FEMYSO, qui représente 32 organisations membres dans 22 pays européens, a une vision ambitieuse : une Europe diverse, cohésive et dynamique, où les jeunes musulmans sont des citoyens actifs.
Et c’est pour cela qu’en dépit des campagnes répétées d’intimidation orchestrées par l’extrême droite, nous nous efforçons de prendre part aux grands rendez-vous de la jeunesse Européenne comme le European Youth Event qui se tiendra les 13 et 14 juin prochains à Strasbourg, et ce malgré un historique lourd de menaces et de harcèlement envers les jeunes musulmans participant à cet événement en 2021⁵ et 2023⁶.
Car pour répondre aux défis majeurs de notre génération — la précarité, les inégalités, la montée du racisme, les fractures sociales, le changement climatique, la santé mentale des jeunes...— notre voix est nécessaire. Pas pour servir un agenda caché mais pour faire ce que nous avons toujours fait : dialoguer, construire, s’engager.
Alors oui, mon nom figure dans ce rapport, mais au fond, ce document ne nous apprend rien sur les “Frères Musulmans”. Il révèle surtout ce que l’État ne tolère pas : une jeunesse musulmane qui pense, qui agit, qui contribue et qui prend sa place.