À l’occasion des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905, et comme à chaque anniversaire où la maturité invite au bilan, il est temps de la considérer sans ferveur ni passion. D’oser la retirer un instant de son piédestal pour l’examiner et la ramener à ce qu’elle est réellement : une loi de compromis, située et datée, qui achève un long processus de sécularisation, ouverte à interprétation et, à ce titre, vulnérable aux rapports de force d’une société qui, elle, est tout sauf neutre.
1905 n'est pas le commencement, c'est l’aboutissement d’un siècle de sécularisation conflictuelle
On présente souvent la loi de 1905 comme un “moment fondateur”, comme si la République avait soudainement décidé, un beau matin, de séparer Églises et État. En réalité, 1905 ressemble davantage à la dernière scène d’un très long acte ouvert à la Révolution française.
Depuis 1789, la France vit au rythme d’un bras de fer récurrent entre pouvoir politique et pouvoir religieux.
La Révolution et l’Empire arrachent à l’Église le monopole sur l’état civil, le mariage, une partie de l’éducation. Mais Napoléon réintroduit le religieux dans le jeu politique avec le Concordat de 1801, qui organise un catholicisme “d’État” étroitement encadré par le pouvoir.
Le XIXᵉ siècle est un siècle de compromis instables : restauration catholique ici, poussées anticléricales là, jusqu’à ce que la IIIᵉ République décide de reprendre la main.
Les lois Ferry (1881-1882) laïcisent l’école publique, gratuite et obligatoire ; les congrégations enseignantes sont progressivement mises à l’écart ; la loi de 1901 sur les associations et les décisions de 1904 contre les congrégations enseignantes organisent une mise à distance de plus en plus ferme du pouvoir religieux.
La loi de 1905 arrive donc au terme d’un processus déjà bien engagé : la société, les institutions, le droit civil se sont sécularisés avant même que la séparation soit écrite noir sur blanc. Elle est moins un coup de tonnerre qu’un point d’orgue : on met juridiquement fin à un régime concordataire qui ne correspond plus ni à l’équilibre politique de la IIIᵉ République, ni à l’état de la société.
Ce contexte compte, parce qu’il explique deux choses :
La loi de 1905 est pensée contre une Église catholique dominante, pas pour gérer un pluralisme religieux comme celui d’aujourd’hui.
Elle est écrite comme une sortie de conflit, un compromis de pacification, et non comme un catéchisme intangible pour l’éternité.
Un texte sobre devenu imaginaire sacré
On l’oublie souvent : le mot laïcité n’apparaît pas dans la loi de 1905.
Ce sont deux articles, d’une extrême sobriété, qui ont fini par nourrir un imaginaire politique surchargé :
- la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes
- elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
Tout le reste, - la “philosophie” de la laïcité, son récit national, ses usages polémiques - est venu après. Et il est venu dans une France où l’Église catholique, malgré la sécularisation en cours, reste structurante, notamment à la campagne ; où le conflit porte sur l’emprise cléricale sur l’école, sur les symboles, sur l’État.
1905 est donc une réponse à un problème très précis : comment desserrer l’étreinte de l’Église catholique sur la République, tout en évitant la guerre ouverte avec des millions de croyants ? La loi tranche le lien institutionnel, mais elle laisse volontairement un espace d’interprétation sur la manière concrète de faire vivre la liberté de conscience et la neutralité de l’État.
C’est dans cet espace, un siècle plus tard, que notre société projette aujourd’hui ses angoisses identitaires, ses fantasmes civilisationnels… et ses inégalités.
De la loi de compromis au “totem” qu’on brandit
En 2025, la loi de 1905 est devenue, dans une grande partie du discours politique et médiatique, une sorte de texte sacré : on la cite comme on récite un dogme, on la défend comme on défend un drapeau. “Ne touchez pas à 1905” est devenu une formule magique qui dispense de réfléchir au fond.
Cette sacralisation a plusieurs effets :
- elle verrouille le débat : contester certaines interprétations de la laïcité, ce n’est plus discuter d’une option juridique, c’est blasphémer contre la République
- elle masque le caractère situé de la loi : on fait comme si un texte pensé pour réguler le rapport État / Église catholique dans une France quasi homogène pouvait s’appliquer mécaniquement à une société pluraliste, traversée par les discriminations raciales, religieuses et de genre
- elle légitime des usages très asymétriques de la laïcité : indulgente avec les marqueurs catholiques devenus “culturels”, extrêmement rigide dès qu’il s’agit de l’islam et de sa visibilité dans l'espace public.
En soi, la loi reste ce qu’elle est : un cadre.
Mais un cadre interprété dans une société profondément inégalitaire finit par reproduire ces inégalités si on le laisse livré à lui-même.
Une société inégalitaire ne produit pas des interprétations neutres
C’est un point que le débat français refuse souvent de regarder en face : la société n’est pas égalitaire.
Elle est traversée par des rapports de domination, de classe, de race, de genre, qui se retrouvent mécaniquement dans la manière dont les lois sont appliquées, commentées, instrumentalisées.
Quand un texte comme celui de 1905, général, sobre, relativement ouvert, rencontre :
- une histoire coloniale non digérée,
- une montée de l’islamophobie largement alimentée par la construction médiatique d'un problème musulman,
- et une obsession politique pour le contrôle du corps des femmes,
il ne fait pas émerger, par miracle, des pratiques neutres. Il produit des interprétations qui épousent les lignes de fracture de la société. Et c’est là que la question des femmes musulmanes devient centrale.
Laïcité et corps des femmes musulmanes : une rencontre toxique
Depuis au moins la loi de 2004 sur les signes religieux “ostensibles” à l’école, en passant par les polémiques sur le voile à l’université, dans l’espace public, dans l’entreprise ou sur les terrains de sport, un constat s’impose : la laïcité, telle qu’elle est interprétée et mise en scène, se déploie d’abord sur les corps des femmes musulmanes.
Dans les textes, on parle de neutralité, de protection des élèves, d’égalité entre femmes et hommes.
Dans les faits, ce sont des jeunes filles et des femmes, majoritairement perçues comme musulmanes, qui :
- sont exclues de l’école publique
- sont empêchées de participer à certaines activités sportives
- se voient refuser un emploi ou un stage
- deviennent l’objet d’un soupçon permanent
La société, déjà inégalitaire, s’engouffre dans les marges d’interprétation laissées par la loi pour reproduire et renforcer ses hiérarchies :
- des employeurs invoquent la “laïcité” pour sélectionner les corps acceptables dans l’entreprise
- des responsables politiques construisent la figure de la femme musulmane comme problème public, au nom d’une “émancipation” qu’on lui impose de l’extérieur
- des institutions scolaires se drapent dans la laïcité pour justifier des pratiques qui, en réalité, aboutissent à de la violence éducative.
On leur explique au nom de la “libération des femmes” qu’elles ne pourront être pleinement citoyennes qu’à condition de se découvrir, en présupposant que leur choix n'est de toute façons pas libre.
On leur parle d’égalité tout en les excluant de fait de l’école, du marché du travail, de la vie sociale, si elles persistent à se vêtir comme elles l’entendent.
Ce paradoxe n’est pas un accident.
Il est le produit d’une rencontre entre une loi de 1905 pensée dans un imaginaire anticatholique et masculin, sans conscience des minorités religieuses racisées ni des rapports de genre et une France contemporaine inégalitaire, où le racisme anti-musulman et la domination patriarcale se combinent.
Là où le texte laisse une marge, la société injecte ses hiérarchies.
Là où la loi sacralisée s’abstient de penser le réel, ce sont les préjugés qui prennent le relais et ce sont les femmes musulmanes visibles qui en paient le prix le plus élevé.
Faut-il pour autant “toucher à 1905” ?
On pourrait en déduire qu’il est temps de rouvrir le dossier, de repenser la laïcité dans un cadre plus clair, plus protecteur de la liberté de conscience et de pratique, intégrant explicitement la lutte contre les discriminations religieuses.
Sur le fond, cet argument est robuste :
- la sociologie française de 2025 n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1905 ;
- la question n’est plus l’emprise d’une Église dominante, mais la place des minorités, et particulièrement des musulman·es, dans une République qui se veut universaliste ;
- l’expérience accumulée depuis 20 ans montre que certaines interprétations de la laïcité produisent des effets délétères, surtout sur les femmes musulmanes.
Mais il y a une autre question, tout aussi politique : dans quel moment ouvrir ce chantier ?
Nous sommes dans une séquence où l’extrême droite n’est plus aux marges mais au cœur du jeu et où une partie de la droite classique s’est alignée sur son agenda civilisationnel.
Dans le même temps, le mot “laïcité” est régulièrement mobilisé pour justifier des politiques de désignation de boucs émissaires, de contrôle accru des populations musulmanes, d’extension des pouvoirs de police au détriment des libertés.
Dans ce contexte, rouvrir la loi de 1905, c’est aussi prendre le risque qu’elle soit réécrite par celles et ceux qui voient dans la laïcité non plus un principe de liberté mais un outil de tri culturel entre “bons” citoyens, héritiers d’un christianisme devenu folklore, et “mauvais” citoyens, suspectés d’allégeance religieuse, racialisés, assignés à une différence indépassable.
On ne peut pas faire comme si ce contexte n’existait pas.
La question n’est pas seulement faut-il changer la loi ?, mais : qui la changera ? dans quel rapport de forces ? pour quel projet ?
Sortir du fétichisme sans livrer 1905 aux entrepreneurs de haine
La difficulté, pour celles et ceux qui tiennent à la fois à la laïcité et à l’égalité réelle, est de trouver une ligne de crête étroite : refuser le fétichisme qui consiste à sacraliser la loi de 1905, à nier ses angles morts et ses usages discriminatoires mais de refuser également de livrer ce texte fondateur aux forces politiques qui rêvent d’en faire le socle d’un ordre “identitaire”, où la neutralité serait à géométrie variable et l’islam la cible principale.
Cela suppose peut-être, dans un premier temps, de déplacer le centre de gravité du débat et de revenir aux droits concrets plutôt qu’aux symboles.
Plutôt que d’ergoter sur “l’esprit de 1905”, partir de la question : Qui est aujourd’hui empêché, au nom de la laïcité, d’accéder à l’école, à l’emploi, aux espaces de sociabilité ?
Et reconnaître que les femmes musulmanes sont au premier rang de ces exclusions.
Il s'agira alors de politiser les interprétations. Assumer que la laïcité n’est pas un bloc mais un champ de luttes : il y a des interprétations qui protègent les libertés, d’autres qui organisent la mise à l’écart de certains groupes et ces choix ne sont jamais neutres dans une société inégalitaire.
Puis de travailler le cadre sans l’ouvrir en grand. On peut, sans toucher à la lettre de 1905, renforcer d’autres instruments : le droit anti-discrimination, les garanties procédurales dans l’école et les services publics, le contrôle des pratiques patronales qui se réclament abusivement de la laïcité pour discriminer.
Autrement dit, corriger les effets avant de réécrire la matrice.
À 120 ans, la loi de 1905 n’a pas besoin qu’on la vénère ni qu’on la piétine.
Elle a besoin qu’on la resitue : comme l’achèvement d’un long processus de sécularisation, précieux parce qu’il a permis de sortir d’un tête-à-tête étouffant entre l’État et l’Église catholique, mais insuffisant pour penser une société traversée par le racisme, les inégalités de genre et la pluralité religieuse.
Si la laïcité doit rester un bien commun, il faudra accepter deux choses à la fois :
- reconnaître lucidement les effets délétères que certaines de ses interprétations ont sur les femmes musulmanes, dans une société qui n’est ni neutre ni égalitaire ;
- et refuser que la nécessaire critique de ces effets serve de prétexte à celles et ceux qui veulent faire de 1905 le premier chapitre d’un projet de “reconquête” identitaire.
Entre le totem intouchable et l’arme de guerre culturelle, il reste un chemin exigeant : celui d’une laïcité au service des libertés concrètes, et non des hiérarchies sociales. C’est peut-être là que se joue, réellement, l’anniversaire de ses 120 ans.