Sur le papier, tout semble solide : un institut de sondage connu ; une méthode détaillée ; un échantillon de 1005 personnes se déclarant musulmanes.
Pourtant, à longueur de plateaux et de débats enflammés, une constante : aucun analyste ne prend la peine de questionner le commanditaire de ce sondage. Et ce, alors même que son nom apparaît dans une fuite de données au cœur d’un dossier publié en 2023 par Mediapart et le European Investigative Collaborations (EIC). Cette enquête avait pourtant mis en lumière une vaste campagne de diffamation visant plus de 1000 personnalités et des centaines de structures musulmanes en Europe.
Ce commanditaire, c’est le magazine Écran de veille, émanation de Global Watch Analysis (GWA), une structure dont la production éditoriale est quasi exclusivement tournée vers la dénonciation des Frères musulmans, du « frérisme » et de l’“islamisme”. Autrement dit, pas seulement un média “préoccupé” par l’islamisme mais l’un des relais éditoriaux d’un dispositif qui, depuis des années, s’emploie à construire en Europe l’image d’un ennemi musulman tentaculaire.
Dans ce contexte, plusieurs biais du sondage prennent une tout autre signification : recours à des catégories floues comme le « halo de l’islamisme » ; absence de définition du mot « islamistes » alors qu’on en mesure l’“approbation” ; glissement constant entre opinion déclarée et appartenance supposée quand on parle de « noyau dur de membres actifs de la confrérie » ; questions très normatives opposant mécaniquement « lois françaises » et « règles religieuses ».
Le problème n’est donc pas seulement que l’IFOP travaille pour un client douteux ; c’est que cet élément pourtant central, ainsi que les fragilités du dispositif, disparaissent totalement dans le débat public. Une grille de lecture déjà écrite, celle d’un « halo islamiste » et d’une menace frériste diffuse au sein des musulmans de France, se trouve blanchie par le label IFOP et réinjectée sous forme de pourcentages alarmants.
Un questionnaire taillé pour un récit identitaire écrit d’avance
Dès les premiers tableaux, on comprend que le sondage ne cherche pas à décrire la réalité sociale des musulmans, mais à rentrer cette réalité dans un récit préécrit : celui d’un « halo islamiste » qui entourerait une partie significative de la population.
Les titres de sections donnent le ton :
« Combien d’islamistes ? Le halo de l’islamisme » ;
« Combien de fréristes ? Le halo du frérisme ».
Or, ce cadrage entre en tension avec plusieurs résultats du sondage lui-même. Une large partie des personnes interrogées déclarent respecter les lois françaises en cas de conflit avec des règles religieuses, et 45 % disent désapprouver toutes les positions attribuées aux « islamistes » , terme qui, lui, n’est jamais défini. On est donc face à un paradoxe : une réalité plus nuancée, parfois rassurante, est systématiquement réinterprétée à travers le filtre du « halo » menaçant.
Les incohérences s’accumulent :
On mesure l’« approbation des islamistes » sans expliquer de qui on parle. Dans la vie politique française, ce mot renvoie tantôt à des groupes armés, à des partis légalistes étrangers, à des courants rigoristes, à des gouvernements détestés et à bien d’autres choses : autant de réalités incompatibles, fondues ici dans une seule catégorie. Malgré cette indétermination, l’enquête produit un chiffre global censé quantifier une adhésion à « l’islamisme ».
On oppose mécaniquement « lois françaises » et « règles de votre religion »,comme si la vie quotidienne des musulmans se résumait à des arbitrages dramatiques entre deux systèmes normatifs incompatibles, là où la plupart vivent précisément dans l’ajustement pratique, la négociation, la conciliation.
Ce que le sondage documente très clairement, c’est un niveau élevé de religiosité, une forte pratique, une importance accordée à la foi. Là où l’on pourrait parler de sociologie de la piété, on est constamment tiré vers une lecture sécuritaire.
Le message implicite est clair : être très croyant, très pratiquant, c’est déjà être en lisière d’un problème.
On n’est plus alors dans une enquête qui se laisse instruire par la réalité ; on est dans un dispositif qui demande à la réalité de confirmer une fable déjà écrite, celle d’une population musulmane entourée d’ombres, de « frérisme » et d’« islamisme ».
Un calendrier qui ne doit rien au hasard
Ce sondage n’est pas tombé du ciel au milieu d’une année politique calme. Il arrive dans une séquence où la question musulmane est déjà construite comme matrice du débat public, et où un récit de menace intérieure cherche des chiffres pour se consolider.
Nous sommes à l’orée de plusieurs moments clés :
En amont des municipales de 2026 : les élus locaux sont en première ligne des politiques de “lutte contre l’islamisme”, contrats d’engagement républicain, subventions aux associations, gestion des lieux de culte. Un sondage qui prétend quantifier la menace offre, à ce niveau, un outil rhétorique redoutable : il suffit de superposer ce narratif flou aux “territoires perdus de la République” pour justifier un durcissement généralisé, sans jamais interroger les effets sociaux réels de ces politiques.
En amont de la présidentielle de 2027 : dans un paysage fragmenté, la tentation est forte d’organiser la compétition autour d’un axe simple : fermeté supposée face à l’“islamisme” versus laxisme présumé. Le sondage livre des munitions toutes prêtes : pourcentages de jeunes favorables à la charia, part de musulmans approuvant « tout ou partie des positions islamistes », cartographie en cercles d’un “noyau dur” et de ses “périphéries”. Ce sont autant d’éléments qui permettent de verrouiller l’agenda sur la question d’un “risque musulman”, au détriment d’autres enjeux pourtant structurants (école, climat, inégalités, crise démocratique).
Mais le timing ne joue pas seulement sur les élections. Il s’inscrit aussi dans une continuité institutionnelle : loi “séparatisme”, circulaires sur le voile et l’abaya, rapports officiels sur “l’islamisme politique”, toutes ces séquences ont contribué à installer l’idée qu’une part de la population serait en permanence à mettre à l’épreuve de sa loyauté. Le sondage vient ajouter une couche : il fournit la version chiffrée d’un soupçon déjà largement diffusé.
Autrement dit, le problème n’est pas seulement quand ce sondage sort, mais dans quelle mise en scène politique il vient se loger. Il ne déclenche pas la séquence identitaire ; il la nourrit en lui donnant un vernis de “réalité mesurée”. À partir de là, il devient très difficile de contester ce narratif sans être accusé de nier les chiffres, alors même que ces chiffres sont le produit d’un dispositif conceptuel et temporel pensé pour confirmer ce narratif.
Un sondage Made in France inséré dans des récits qui viennent d’ailleurs
Ce sondage ne naît pas dans un vide politique et intellectuel. Il s’inscrit dans un environnement où, depuis des années, se diffuse un récit transnational : celui d’une menace frériste globale, présentée comme une toile invisible reliant associations, ONG, mosquées, personnalités publiques.
C’est exactement ce que des enquêtes avaient déjà documenté en 2023 : mise en place de sociétés-écrans, recours à des officines privées, production de listes, de rapports et de contenus médiatiques visant à imposer dans le débat français l’idée d’un « péril frériste » omniprésent.
Dans ce paysage, des structures comme Global Watch Analysis jouent un rôle pivot : elles transforment cet imaginaire en produits éditoriaux (articles, dossiers, livres) puis, désormais, en produits statistiques via des sondages commandés à des instituts reconnus. Le questionnaire IFOP n’est pas neutre : il reprend presque mot pour mot cette grammaire « islamistes », « fréristes », « halo », « noyau dur de confrérie » et l’applique à des citoyens français ordinaires.
C’est une façon d’agir en douceur sur la manière dont une société se représente une partie d’elle-même. En important un vocabulaire forgé pour d’autres combats (géopolitiques, régionaux, religieux) et en le plaquant sur la réalité française, on déplace le centre de gravité du débat : la question n’est plus « comment traiter des problèmes sociaux, économiques, démocratiques bien réels ? », mais « comment se protéger d’un corps étranger idéologique logé au cœur de la nation ? ».
Le plus préoccupant, c’est que ce glissement se fait sous couvert de neutralité scientifique. Là où l’on devrait discuter des catégories, des mots, des intérêts en jeu, on nous oppose des pourcentages. Comme si le fait de chiffrer un récit importé suffisait à le transformer en vérité sociologique.
Face à des chiffres qui travaillent la division, notre destin commun
Interroger ces circulations, entre officines d’influence, médias spécialisés et sondages grand public, ce n’est pas refuser tout regard critique sur l’islam en France. Bien au contraire.
C’est simplement rappeler qu’aucune démocratie ne peut se permettre de laisser son récit être écrit ailleurs. Que nous le voulions ou non, nous partageons ce destin commun qu’est la France, à nous d’en dessiner les contours librement.
Tandis que notre modèle social est à bout de souffle, que près de 10 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, que cet hiver 2 000 enfants dormiront à la rue, que l’hôpital craque et que l’école coule, que des étudiants sautent des repas par manque d’argent, que des agriculteurs se suicident tous les deux jours, que les violences faites aux femmes et aux enfants explosent par manque de moyens de protection, un débat public qui se laisse aimanter par un prétendu « halo islamiste » : c’est un déplacement volontaire du regard.
Au fond, la mécanique n’est pas entièrement nouvelle. En 2015, les djihadistes, par leur projet mortifère, ont explicitement cherché la désunion des Français : pousser au face-à-face entre “musulmans” et “non-musulmans”, multiplier les blessures pour que le pays se fracture de l’intérieur. Aujourd’hui, d’autres acteurs, par des voies infiniment plus policées, rapports, plateaux télé, sondages “scientifiques” à l’appui, contribuent à quelque chose de très proche : tisser le fil blanc de la division.
Notre avenir collectif suppose que nous soyons capables de tenir ensemble deux exigences : l’empathie et la vigilance.
Refuser, dans le même mouvement, tout ce qui organise la suspicion globale à l’égard d’une minorité au nom de chiffres dont on ne questionne ni l’origine, ni les présupposés, et qui détourne le débat des fractures sociales, qui elles, sont pourtant bien réelles.