La cérémonie officielle, organisée dans l’enceinte de l’ancienne usine de batteries transformée en 1994 en base des casques bleus de l’ONU, fut marquée par le défilé de représentants officiels de 80 pays sur la petite estrade montée pour l’occasion. De l’autre côté de la route, familles et visiteurs du monde entier affluaient pour la prière funéraire musulmane rendue aux 7 personnes identifiées cette année.
Le contraste est frappant. Les discours officiels, invoquant une tragédie passée au nom d’un « plus jamais ça » devenu incantatoire, sonnent creux. Et à raison : à quelques milliers de kilomètres de là, un autre peuple est affamé, bombardé, étranglé par un blocus inhumain. À Gaza, le génocide n’est pas une mémoire, il est une réalité.
Cette dichotomie révèle une hypocrisie mémorielle saisissante. Tandis que la mémoire européenne sanctuarise les victimes d’hier, elle feint de ne pas voir celles d’aujourd’hui. Pire : elle se mue en complicité silencieuse.
À Srebrenica, c’était l’inaction des Casques bleus, le silence des chancelleries, l’aveuglement volontaire. À Gaza, ce sont des silences complices, des déclarations sans conséquence, et surtout, des actes économiques aux effets dévastateurs.
Car derrière les mots creux, les chiffres parlent. L’Union européenne est le premier investisseur étranger en Israël. Elle continue de commercer, d’exporter, d’investir, de coopérer, comme si de rien n’était.
En 2023, les États membres de l’UE détenaient 72,1 milliards d’euros d’investissements directs en Israël, contre 39,2 milliards pour les États-Unis, soit près du double.
Et en 2024, malgré la destruction massive de Gaza, les exportations européennes vers Israël ont augmenté d’un milliard d’euros, et le commerce total de biens entre l’UE et Israël a culminé à 42,6 milliards d’euros, contre 31,6 milliards pour les États-Unis.
Ces données confirment que l’Union européenne est le principal moteur économique de l’économie de guerre et d’occupation du régime israélien. Non contente d’alimenter cette machine, elle en retire un bénéfice qui ignore les exigences humanitaires et les principes de droit.
Et cette ignorance n’est même plus dissimulée. Le 15 juillet à Bruxelles, les ministres européens des Affaires étrangères se sont réunis pour discuter de la suspension de l’Accord d’association UE-Israël.
Sur la table : dix options, allant de la suspension totale à un embargo sur les armes, en passant par des sanctions ciblées, la fin du régime sans visa ou encore l’interdiction du commerce avec les colonies.
Aucune n’a été retenue. L’Europe a vu, su, débattu, et choisi de ne rien faire.
Ce refus d’agir n’est pas seulement une trahison morale, c’est un suicide géopolitique à long terme. Car dans le Sud global, dans les jeunesses arabes, africaines, asiatiques, et même en Europe, ce double standard est vu, compris, intégré.
Cette mémoire sélective, cette indignation conditionnelle, n’est pas sans conséquence. Elle expose au grand jour les fondations fragiles de l’ordre international pensé après 1945 : un système censé garantir le droit, la justice et la paix, mais systématiquement neutralisé par les intérêts et les asymétries de pouvoir.
Aujourd’hui, ce système ne se fissure pas seulement parce qu’il est inefficace : il est discrédité.
Le récit universaliste que l’Europe prétend porter ne convainc plus. Et dans le vide laissé par cette dissonance, d’autres puissances avancent sans se réclamer du droit, mais avec la cohérence cynique que l’Europe semble avoir abandonnée.
Nous assistons à un basculement d’ère dans laquelle le crédit moral de l’Occident est épuisé. La promesse d’un ordre international fondé sur la dignité humaine est devenue, aux yeux de beaucoup, une façade destinée à justifier l’impunité des uns et la punition des autres.
Et ce n’est pas qu’un enjeu symbolique : c’est le socle même de la coopération internationale qui vacille.
Car pourquoi croire aux règles d’un jeu que ceux qui les ont écrites ne respectent pas ?
Face à Gaza, l’Histoire jugera. Mais déjà, les peuples observent. Et dans ce grand décalage entre principes proclamés et réalités assumées, l’Union européenne perd bien plus que sa crédibilité : elle perd l’adhésion de ceux qu’elle prétend représenter.