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Billet de blog 16 juin 2020

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Que sont les héros devenus?

La chasse est ouverte ! Voici venu le monde d'après. Tiens ! Et si on traquait les enseignants paresseux et opportunistes ? Voici le témoignage d’une enseignante en lycée qui partage son expérience du télé-enseignement pendant le confinement, double expérience du maître et de l'élève, puisqu'elle est également candidate à l’agrégation de lettres modernes, admissible.

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Candidate N° 911…….. à l’Agrégation Interne de LETTRES MODERNES

en lettres capitales et dorées,

vous êtes admissible.

Vu sur Publinet le 12 mars 2020.

Date mémorable, liesse, juste un peu avant le début du confinement.

Depuis, elle attend une décision concernant ses épreuves orales, soit le déroulement comme prévu- ou peut être à distance- ou peut être en juin, ou en juillet, soit un report.

Peut-Être, avec une majuscule du pouvoir et de l’être, qui lui sont désormais confisqués depuis des mois.

Seule demeure une attente sans fin.

Au début du confinement, les rumeurs les plus extravagantes alimentent son angoisse.

Les épreuves qui devaient se dérouler du 4 au 12 avril à Paris n’ont en effet pas eu lieu.

Nous étions en plein confinement.

Combien de temps allait-il durer, nul ne pouvait le savoir exactement.

Pendant ce temps, il a fallu gérer la continuité pédagogique avec les classes de lycée, une classe de seconde, deux classes de première qui devaient présenter l’épreuve orale et les étudiants de deuxième année de BTS qui devaient passer leur examen autour du 11 mai, et aussi sa préparation au concours car chacun, enseignants et candidats s’investissait sans compter pour contrer la dévoration du vide sidéral du calendrier.

Elle enchainait donc les colles d’entrainement, le ménage, les courses, les repas, les devoirs des trois enfants, les colles, le linge, le ménage, les repas, le cahier de texte sur l’ENT qui ne fonctionne pas, la messagerie professionnelle, la messagerie privée sur laquelle ont basculé pas mal d’élèves en raison des problèmes de connexion, et les sms avec les délégués pour rassurer tout le monde, je suis là, je comprends votre angoisse, la prof à poil, les élèves ont téléphone, mail personnels, le temps est devenu élastique, plus d’emploi du temps…gérer les courses, les angoisses, les siennes, les leurs, tu as désinfecté les courses ? les devoirs, les copies, enlève tes chaussures, laisse les dehors, les colles, les mails, tu t’es lavé les mains correctement ? encore un message, encore vingt copies, qu’est-ce qu’on mange ? oui je vais terminer de corriger les BTS blancs, tonton qui décède, les colles, une leçon , deux leçons, sur Corbière, la grammaire , ah bon , Tata va se faire opérer ? sur Voltaire, le linge, on mange quoi ? Il m’énerve, j’en ai marre, toujours dans mes pattes, laissez-moi tranquille, de l’air, de l’air !!!

Où est la fenêtre de respiration quand on apprend que ça va se passer comme ça jusqu’en septembre : car en avril, enfin une décision, elle apprend que les épreuves sont reportées en septembre.
Perplexité absolue, puis re- angoisse abyssale.

Comment va-t-elle tenir nerveusement, certes elle est entrainée, dressée à ne pas compter ses heures de travail, pas de week-end, pas de vacances, c’est l’année de la réforme en lycée, il faut refaire tous les cours, dressée à abattre des montagnes de travail, pourtant elle le sent, elle n’est pas Sisyphe, elle sent qu’elle va craquer.

Puis il y a quelques jours, à la radio, son ministre de tutelle annonce l’annulation définitive des épreuves orales pour toutes les agrégations internes : on prendra sur les résultats de l’écrit en fonction du nombre de postes à pourvoir.

La décision vient de tomber en même temps que celle de l’annulation des épreuves orales du Bac pour les premières.

Elle prépare et soutient ses élèves depuis deux mois, elle a vu l’injustice de maintenir ces épreuves quand dans ses deux classes, tous les élèves ne sont pas logés à la même enseigne : cette épreuve leur fait peur. Elle a eu beau les entrainer toute l’année, certains ne se font pas à la distance, elle ne les a pas revus depuis des semaines, ils se sont planqués, ils font l’autruche. Ils préfèrent rentrer la tête dans les épaules et attendre que l’épidémie de décisions arbitraires disparaisse aussi vite qu’elle est apparue. Ils ont fermé hermétiquement les frontières de leur cerveau au cours de français.

Annulation

Suppression

Enfin une décision !

Quel soulagement…

Libération…

Mais pourquoi avoir tant attendu pour prendre cette décision !

Amertume.

Pourquoi ?

Nous aurions pu travailler tellement plus sereinement sans cette pression des épreuves orales, différemment, la période en effet appelait de ses vœux une métamorphose de la pédagogie, mais comment y parvenir en démultipliant les facteurs anxiogènes ?

Avant d’être un numéro, elle était la « petite fille de l’Ecole Publique » minuscule dans une majuscule, et fière de l’être, elle qui était fille d’un ouvrier et d’une enquêtrice, pas celle de la Police avec majuscule, non non, avec une minuscule, de celles qui font des sondages en porte à porte ou dans la rue.

L’École Publique : son tremplin pour la liberté, pour grandir et échapper à cette condition misérable, la fable zolienne lui a collé aux basques si longtemps, l’École Publique lui a tendu mille et une perches.

Et maintenant, que reste-t-il … ?

Un sentiment de gâchis

Toutes ces heures de travail avec les élèves

Toutes les heures de travail avec les enseignants de la préparation

« J’ai pas trouvé le sens » comme dit Dominique A,

« Que d’épouvantables calamités enchainées les unes aux autres » s’exclame-t-elle comme Candide dans le célèbre conte!

Sauf que le conte, ne se termine pas exactement comme elle le souhaitait le 3 juin 2020. La justice pour tous les candidats à l’agrégation interne, est l’argument qui légitime cette décision.

Or, les admissibles, qui ont travaillé sans relâche depuis des mois, et auxquels on soustrait par cette décision inique, la reconnaissance d‘un investissement au prix de leur vie de famille et de leur vie personnelle, une vie dissoute pendant des mois dans le travail, certes nourriture intellectuelle telle qu’ils ne comptent pas les sacrifices - et d’ailleurs, ils n’ont pas l’impression d’en faire, la soif de connaissance les poussant à jongler avec toutes les contraintes y compris professionnelles, mus par la folle énergie du savoir, et pas seulement parce qu’au bout réside le succès, la gloriole – en effet ils sont nombreux comme elle, à avoir recommencé plusieurs fois avant de réussir- les admissibles donc, expérimentent ce que le sens étymologique du mot travail veut dire dans ces circonstances : trepalium « instrument de torture ».

Petite fille de l’Ecole Publique elle se voyait l’enfant préférée, c’était sa fable, à présent elle se sent rejetée, méprisée, il faut bien l’admettre, dans « le monde d’après » l’Ecole Publique a renoncé à récompenser ses enfants si reconnaissants qu’ils s’investissent sans compter, et préfère les traiter non pas comme on éduque un bambin qu’on aime généreusement, mais comme on élève une portée de rejetons grouillant dans l’anonymat d’un numéro d’agent de la fonction publique.

Elle, ce qu’elle croit, pour conjurer l’attente des résultats, en l’absence de calendrier, le sort qu’elle formule, c’est que tous ont mérité, à ce stade et compte tenu de la situation inédite, exceptionnelle, extraordinaire que nous vivons, une décision incroyable, fantastique, fabuleuse, sensationnelle qui tiendrait enfin compte du caractère prodigieux de leur investissement et de leur dévouement pour la Majusculeuse Éducation Nationale.

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