La diplomatie française, à l’occasion de la révolution tunisienne qui a démarré à l’hiver 2010, a reconnu s’être fourvoyée au moins sur deux plans : d’une part, les relations extrêmement complaisantes qu’elle a entretenues durant plus de deux décennies avec le régime autoritaire de Ben Ali, pour ne pas avoir prêté une attention redoublée au sort des opposants politiques, des exclus et des victimes de la politique économique néo-patrimonialiste (familialiste) du président déchu, et, d’autre part, son absence de réactivité face aux signaux envoyés par la rue tunisienne en décembre 2010/janvier 2011, préférant soutenir, avant de s’en désolidariser sous les feux croisés des protestations politique et populaire nationales et internationales, le potentat de Carthage.
Le Qatar partage avec l’ancienne dictature tunisienne le caractère à la fois autoritaire et néo-patrimonial du régime, qui peut effectivement s’exercer sur des modes différents selon les pays. Pourtant, l’émirat entretient, comme naguère la Tunisie benaliste, d’excellentes relations diplomatiques avec les chancelleries occidentales, malgré les soupçons insistants qui pèsent sur ses implications militaires probables dans les mouvements djihadistes du nord Mali. Il est vrai qu’il s’agit d’une dictature ultra-moderne, sophistiquée, qui, outre sa puissance de feu économique et financière, mise sur un atout charme majeur : la communication externe. Pour ce faire, le richissime émirat n’hésite pas à coopter, inviter ou s’acheter les services de personnalités telles que le prédicateur Tariq Ramadan qui dispose d’une chaire à l’université d’Oxford baptisée : HH Sheikh Hamed Bin Khalifa Al Thani[1] : un professeur sans doctorants, chose rarissime dans les milieux de la recherche universitaire.
Récemment, l’invité vedette du Centre pour la Législation Islamique et l’Éthique (CILE), présidée par T. Ramadan, était Edgar Morin. Le 29 octobre dernier, le philosophe français participait à un débat intitulé L’éthique aujourd’hui : entre théories et pratique, sous les yeux de cheikha Moza, cependant devant des travées clairsemées[2], dénotant ainsi le peu d’intérêt qu’accordent les Qatariens à ce genre de manifestation culturelle ou démonstration intellectuelle sans portée pratique réelle. Si les concepts philosophiques, les éthiques, religieuses ou non, ne sont pas étroitement articulés au réel, à la réalité, ils s’assèchent et finissent par décridibiliser le discours et ses émetteurs. Qui ignore à présent le sort des immigrés qui meurent sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 ? Quel intérêt donc au juste d’organiser ce genre d’événements en décalage avec les impératifs catégoriques immédiats ?
Tariq Ramadan, pour justifier de l’écoute dont il bénéficierait de la part des musulmans européens et du monde islamique, et, plus encore, crédibiliser la mission qui lui a été confiée par le Qatar, a besoin d’animer ce type de conférences, aux fins de valoriser l’activisme culturel de l’émirat, auprès des différents récipiendaires du discours et partenaires du pays hôte. Seulement, au cours de la conférence avec Edgar Morin, aucun mot n’a été prononcé au sujet de la misère humaine des travailleurs sans droits présents dans l’émirat ; ceux-là mêmes qui vivent un ostracisme social extrême, voire une forme d’esclavagisme moderne. En l'espèce, le silence fut éloquent.
Haoues Seniguer
Docteur en science politique
Chercheur associé au Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO), UMR 5191, Lyon
[1] http://www.orinst.ox.ac.uk/staff/iw/tramadan.html Consulté le 14 novembre 2013
[2] http://www.youtube.com/watch?v=BMhL9CCRIb4 Consulté le 14 novembre 2013