« Islamophobie » est un mot qui donne des boutons à la droite et ses extrêmes, on le savait, mais également à une frange de la gauche laïcarde, notamment celle du PS.
« L’islamophobie est surtout véhiculée par une partie des élites (journalistes, experts, politiciens) qui défendent une conception réactionnaire de la laïcité pour légitimer les discriminations à l’égard des musulmans[1] ».
Cette phrase est de Gérard Noiriel, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
Avec une telle analyse, claire, franche et honnête, Monsieur Noiriel risque bel et bien d’être la cible des nouveaux réactionnaires, et de se faire traiter d’islamo-gauchiste.
Il y a une constante chez les libéraux-conservateurs : lorsque les discriminations deviennent trop évidentes pour pouvoir être légitimées, ils préfèrent, non pas les réfuter mais, les ignorer en ramenant systématiquement le débat sur le droit à une soi-disant critique de la religion.
Ce courant réactionnaire n’épargne pas les intellectuels, y compris certains philosophes.
Henri Peña-Ruiz en fait partie.
Pour cela, il en est réduit à utiliser des arguments aussi creux que son raisonnement.
Il nie l’islamophobie en tant que racisme, mais pas la judéophobie.
Par une distorsion du vocabulaire, dans le but de masquer la réalité, il invente un terme : « judaïsmophobie » qui serait, d’après lui, une critique légitime du judaïsme comme l’islamophobie serait une critique légitime de l’islam.
Sauf que l’élément « ism » présent dans « judaïsmophobie » ne l’est pas dans « islamophobie ».
Notre philosophe a une rhétorique des mots bien sélective. Il supprime les « ism » quand cela l’arrange. Le mot « islamo » associé seul à « phobie », le gêne lorsque le terme dénonce le racisme envers une communauté ; mais il s’en offusque moins lorsqu’il est associé à « gauchisme ». Et pour cause, il ne supporte pas ceux qui prennent la défense des Noirs et des Maghrébins victimes de racisme et de discriminations qu’il refuse justement de reconnaître.
Les racistes, de gauche comme de droite, surfent sur le fait que la minorité musulmane pratique sa religion. Il leur est donc facile d’exprimer leur xénophobie sous couvert d’anticléricalisme ; comme il leur était facile, autrefois, d’être judéophobes lorsque les juifs étaient confinés dans leur ghetto millénaire.
Mais après qu’ils en fussent sortis, et qu’ils trouvèrent enfin « leur place » dans la société française, rendant moins visible leur appartenance religieuse, il devint plus difficile, pour les racistes, de les stigmatiser en raison de leur foi. On les a alors racisés en leur créant, de toute pièce, une appartenance ethnique supposée, et les mots « sémite » et « antisémite » sont entrés dans le vocabulaire universel.
« Assez naturellement, nous dit Pierre Stambul[2], dans la seconde moitié du XIXe s., une partie importante de ces juifs russes abandonne la religion et s’engage dans les partis laïcs ou révolutionnaires, un phénomène que l’on retrouve en Allemagne. C’est à ce moment-là, quand explosent les nationalités, qu’on passe de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme racial[3]. »
Toujours à propos des mots, dans une émission sur la chaîne RT France[4], Henri Peña-Ruiz récidive en déclarant : « Un dictionnaire ne fait pas autorité ».
Dans son acharnement à nier le caractère raciste de l’islamophobie, il rajoute : « Ce n’est pas parce qu’un dictionnaire, qui codifie les préjugés de son époque, donne une définition, que c’est parole d’évangile. »
Mais lui-même ne fait rien d’autre que codifier les préjugés de son époque, en donnant une définition qui, pour le coup, est fallacieuse, car son but est de nier, à défaut de légitimer, les discriminations à l’égard des musulmans.
Comme le lui rappelle très justement Houria Bouteldja, avec qui il débattait : « Ce n’est pas la question des mots qui compte ; c’est la réalité sociale et les discriminations racistes qui sont faites aux musulmans. »
Mais puisque monsieur Peña-Ruiz aime inventer des mots pour critiquer les religions, à côté de « judaïsmophobie » pour les juifs, pourquoi supprime-t-il les « isms » pour les musulmans et les chrétiens ?
Pourquoi ne propose-t-il pas « islamismophobie » pour critiquer l’islamisme, et « christianismophobie » pour critiquer le christianisme ?
Il valide le mot « judéophobie » mais pas le mot « islamophobie ». Pourtant, les deux termes ont perdu leur « ism » parce qu’ils visent respectivement l'un les juifs, l'autre les musulmans, en tant que communautés, et non un ensemble de dogmes idéologiques ou religieux.
L’hypocrisie intellectuelle atteint ainsi des sommets au pays des laïcards.
Mais pourquoi cette différence de traitement entre Juifs et Arabes ?
Tout simplement parce que monsieur Peña-Ruiz défend « une conception réactionnaire de la laïcité pour légitimer les discriminations à l’égard des musulmans ».
D’ailleurs, à chaque fois que Houria Bouteldja ou le journaliste Alain Gresh, présent également sur le plateau, l’interpellent, preuves et démonstrations à l’appui, sur les discriminations que subissent les musulmans en France, monsieur Peña-Ruiz répond imperturbablement par la rhétorique du coq à l’âne qui consiste à associer deux sujets différents – une technique bien connue de l’implicite – pour éluder la question initiale portant sur le racisme.
Mais surtout, il fait partie de ces intellectuels faussaires, ces mercenaires de la parole et de la plume, qui n’hésitent pas à s’attaquer au vocabulaire en lui substituant des mots par d’autres qui ne veulent rien dire en apparence mais qui, en réalité, sont une arme idéologique pour donner aux réalités sociales que subissent les musulmans la légitimité morale de leur oppression.
Au cours du débat, Houria Bouteldja lui a bien fait remarquer, à deux reprises, la pauvreté et le ridicule de ses arguments.
Ils le sont effectivement, et il ne peut en être autrement, car si la question du débat portait sur « le droit d’être islamophobe », elle posait inéluctablement la question du racisme, et non celle de la critique d’une religion.
La vieillesse est parfois un naufrage.
C’est à se demander si la maladie d’Alzheimer ne serait pas, pour certains philosophes, une bénédiction.
L’histoire pourrait ainsi ne retenir d’eux que le meilleur.
[1]. https://www.graduateinstitute.ch/communications/news/une-conversation-avec-gerard-noiriel-sur-lhistoire-et-les-haines-contemporaines
[2]. Professeur de mathématiques. Son père, ancien Résistant et déporté de Buchenwald, avait fait partie du groupe Manouchian avant d’être arrêté. Pierre Stambul est l’auteur de nombreux ouvrages et articles traitant du sionisme et de l’antisémitisme.
[3]. « Antisionisme-antisémitisme : pourquoi et comment éviter la confusion » jeudi 5 juillet 2018 par Pierre Stambul – lien : https://www.ujfp.org/spip.php?article6496
[4]. https://www.youtube.com/watch?v=7_FMfVH4Vsc