Dans l’expression orale des peuples, il y a parfois d’étranges similitudes. Pour celles et ceux qui connaissent l’hébreu ou l’arabe, lorsque l’on prononce le nom de ces deux idiomes sémitiques, ils remarqueront sans difficulté qu’il suffit d’intervertir parmi les trois consonnes contenues dans la racine de chacun des deux termes – dans chacune des deux langues – le « B » et le « R » pour obtenir dans leurs lexiques respectifs : tantôt le mot « arabe », tantôt le mot « hébreu.
Et ce qui est remarquable, dans les deux cas, leurs significations d’origine propres – leurs étymologies respectives – gardent leurs sens initiaux ; les deux mots signifient : nomade, qu’ils soient prononcés en hébreu ou en arabe.
Ces deux langues sont portées par deux peuples distinctifs appartenant au genre humain, et qui descendent d’un ensemble sémitique au sein duquel est apparu ce que les archéologues nomment le berceau d’une civilisation.
Mais revenons à notre remarque concernant l’hébreu et l’arabe.
Il suffit donc d’encoder différemment leurs racines verbales, trilitères et de mêmes consonnes, pour en changer, non pas le sens, mais l’expression de ce sens.
Malheureusement, ce qui est valable pour la grammaire sémitique l’est également pour l’ennemi naturel de l’homme : le virus.
En effet, ce micro-organisme a cette faculté de pouvoir modifier son code génétique, autrement dit, en transcodant différemment une partie de son ADN, il a cette capacité de muter pour mieux s’attaquer à son hôte humain qu’il a vocation à détruire.
Jusque-là, la science nous enseignait que les virus n’étaient pas vivants. Aujourd’hui, une bonne moitié de biologistes pensent le contraire.
Cependant, vivant ou pas, le virus apparaît toujours comme l’ennemi biologique de nos cellules et de la santé de notre corps. Il est la négation de la vie, au sens propre comme au sens figuré.
Pourtant, il y a pire que la négation. Il y a le négationnisme.
Voici la définition qu’en donne le CNRTL (Centre national des ressources textuelles et lexicales) :
« Interprétation déformée de l’histoire, contestant la réalité et les preuves de l’extermination de la population juive d’Europe par les nazis, et niant plus particulièrement l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination. »
Mais surtout, il est la première théorie du complot, d’après Valérie Igounet, historienne spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite en France.
Sans doute, la genèse du négationnisme est ancienne. Et certainement, il est le résultat d’une doctrine proférée par ceux qui, après avoir nié à d’autres hommes leur statut d’humanité, contestent aujourd’hui – à posteriori – ce que leurs théories ont pu produire de génocides et de crimes de guerre.
Et la saga n’est pas prête de s’arrêter-là.
Après les protocoles des sages de Sion, y aurait-il ceux des sages de Médine ?
Il suffit d’écouter les prêches enflammés d’un certain Éric Zemmour pour s’en convaincre. Sa haine des musulmans l’amène à se risquer sur la pente douce du négationnisme.
À la sortie de son « livre » Le Suicide français, le polémiste fut reçu comme un lauréat sur la plupart des plateaux de télévision pour y déverser, avec une rageuse frénésie, devant les micros qu’on lui tendait, son négationnisme de la Shoah en terre de France.
« Il [Pétain] a sauvé des Juifs français » affirme-t-il dans l’émission On n’est pas couché, de France 2.
« Les Juifs français ont été sauvés à près de 100 % – à 95 % » précise-t-il avec l’assurance agressive digne d’un lieutenant de Marine Le Pen.
En toute impunité, Zemmour récidive sur une autre chaîne :
« Cette situation, affirme-t-il avec conviction, provient des années 30 où la France fut le pays qui a accueilli le plus d’étrangers et le plus d’étrangers juifs » (Ça se dispute, i-télé devenu CNews). « Plus que les États-Unis » précise-t-il en fin de phrase, insinuant ostensiblement que les victimes juives de la rafle du Vel’ d’Hiv étaient un poids économique pour la France.
Mais intéressons-nous à son principal trouble obsessionnel : son islamophobie délirante.
Le cas de Zemmour est intéressant. Ses phrases, ses mots, ses écrits sont exprimés à l’emporte-pièce. La France a connu un autre écrivain tout aussi brutal et sans finesse à l’encontre d’une communauté française : Louis-Ferdinand Céline.
« Ses envolées contre les Juifs expriment beaucoup de craintes et aussi une jalousie de nature sexuelle. » nous dit Robert de Soucy[1].
« Céline, continue l’historien américain, présente son antisémitisme comme une forme de bravoure personnelle, une preuve qu’il a plus de “couilles” que la plupart des écrivains de son temps[2]. »
Autre élément qui caractérise la pensée fasciste (car c’en est une) : la misogynie et la haine xénophobe vont s’attiser mutuellement, tel un comburant agissant sur son combustible, pour alimenter puis exacerber le racisme d’un côté ; et le mépris de la femme, de l’autre.
Voici ce qu’on peut lire sous la plume acérée de celui qui, à l’instar de Houellebecq aujourd’hui, est considéré comme un génie de la littérature :
« La femme est une traîtresse chienne née... autant que le Juif est escroc né... La femme, surtout la Française, raffole des crépus, des Abyssins, ils vous ont des bites surprenantes ! Ils sont si vicieux, si câlins. Ils comprennent si bien les femmes[3] !... »
Zemmour ne dit pas les choses autrement – avec juste la grossièreté en moins.
Dans sa conception haineuse de l’histoire, les femmes occupent le même rôle que celles de l’univers célinien : « Il y a une désespérance sexuelle des jeunes hommes blancs qui ne peuvent rivaliser avec la virilité de leurs concurrents noirs et arabes. » peut-on lire sous le venin de sa plume.
Il n’est pas inutile de préciser que Zemmour s’inspire de la théorie complotiste d’extrême droite de Renaud Camus qu’il cite souvent lors d’interviews.
Mais le plus incroyable, dans l’affaire, est cette capacité qu’ont les provocateurs racistes à se faire passer pour des chevaliers rebelles. De son temps, Céline avait séduit beaucoup d’intellectuels dits de gauche et, bien entendu, de droite.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui, la main sur le cœur et sans rougir, affirment dans les débats télévisés que Zemmour n’est pas raciste.
En fait, ce qui sépare Zemmour de Céline c’est la Shoah.
Ce qui, pour le premier, n’est toujours qu’un simple « délit d’opinion » qu’il aurait le droit d’exprimer et qui, comme dirait Robert de Soucy, « a plus de “couilles” que la plupart des écrivains de son temps. », est devenu pour le second un délit tout court : celui de racisme et d’antisémitisme.
Mais, de même que Zemmour n’est pas le seul émule de Céline, l’auteur de Bagatelles pour un massacre n’est pas le seul à avoir laissé dans son sillage quelques résonnances de similitudes intellectuelles, accoutumant l’oreille et le cœur des Français au racisme banal.
Avant la guerre, l’Académie française avait accueilli en son sein l’antisémite judéophobe, Charles Maurras. Elle ne l’eût sans doute pas fait après la Shoah, à moins qu’il n’ait été animé par un autre antisémitisme : islamophobe cette fois-ci, tel qu’il existe en France, incarné par un certain Finkielkraut.
Car, en effet, les musulmans occupent désormais la place qu’ont longtemps tenue leurs cousins sémites, les juifs, dans le cœur de l’extrême droite, de la Social-démocratie et de la droite libérale.
Tel un virus mortel, le vieil antisémitisme judéophobe a muté en antisémitisme islamophobe.
Ce n’est pas un nouvel antisémitisme, mais l’antisémitisme nouveau, avec la même rhétorique de haine dont la souche européenne, et de fait française, est restée à l’identique, à quelque micro-détail près. Elle s’est juste transcodée de l’intérieur, sans rien changer à sa signification raciste d’origine. Comme les lettres de l’alphabet hébreu et arabe, citées en introduction de cet article, l’antisémitisme européen a simplement réécrit la désignation de sa nouvelle victime : « Arabes » à la place de « Hébreux ».
Bien sûr, il y aura toujours des petits malins qui prétendront ne critiquer qu’une religion parmi d’autres. Dans ce cas, comment expliquent-ils le fait que les Juif peu pratiquants, ou les Juifs athées – non-croyants – ont subi, eux aussi, pendant tant de siècles l’antijudaïsme européen ?
De nos jours, on parlerait de judéophobie.
Il est, en tout cas, plus difficile d’exprimer son antijudaïsme, son anti-islam ou son antichristianisme envers une population qui ne pratique plus sa religion d’origine. La personne qui le ferait risquerait bel et bien de passer pour un psychopathe, ce qu’elle serait sûrement.
Lorsque les juifs s’émancipèrent du ghetto, où l’Europe les y avait cantonnés pendant tant de siècles, et que leur pratique religieuse se fit moins visible, il était devenu compliqué pour les racistes de les stigmatiser en se servant de la religion. Il leur fallait, pour cela, une nouvelle allégation plus ethnique que transcendante. Il leur fallait trouver une origine raciale supposée à l’objet de leur haine. Autrement dit, un terme de substitution plus « scientifique » que théologique ; plus « laïc » que religieux pour justifier leur soi-disant phobie du judaïsme.
« Assez naturellement, nous dit Pierre Stambul[4], dans la seconde moitié du XIXe s., une partie importante de ces juifs russes abandonne la religion et s’engage dans les partis laïcs ou révolutionnaires, un phénomène que l’on retrouve en Allemagne. C’est à ce moment-là, quand explosent les nationalités, qu’on passe de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme racial[5]. »
Qu’en est-il, aujourd’hui en France, de l’islamophobie qui, en réalité, n’a rien d’anticléricale ?
Car, comme pour l’antisémitisme – et c’est ce qu’elle est en réalité – elle touche sans distinction de sexe ou de nationalité, le Noir et la personne au profil sémitique, autrement dit l’Arabe, le Maghrébin, voire le Juif séfarade s’il a le malheur d’oublier de porter sa kippa le jour d’un contrôle au faciès. Bref, tout citoyen français typé – sans distinction sociale – qu’il soit croyant ou pas, musulman ou pas, constitue une cible potentielle de ce racisme qui ne dit pas encore son nom.
Dans le célèbre texte d’Émile Zola intitulé « J’accuse[6] », sur une douzaine de pages, le mot « antisémite » apparaît une seule fois, mais jamais le mot « racisme ». À l’époque, l’antisémitisme n’était pas encore assimilé au racisme.
Entre-temps, le génocide est passé par là.
Signalons qu’en France, pays de Clochemerle, les querelles byzantines sont un sport national : Mennel et le turban ; mamans voilées ; voile de jogging, polémique sans fin autour du terme islamophobie,…
Par ailleurs, parmi les clochemerliens médiatiques, d’autres petits malins s’offusqueront d’une autre comparaison : celle de la France antisémite du dix-neuvième siècle avec la France islamophobe d’aujourd’hui.
Il est vrai que comparée à notre époque, la France de Dreyfus était très largement antisémite, y compris parmi les intellectuels dont la liste, si on la faisait, serait interminable.
Cependant, « aujourd’hui, nous dit l’historien Gérard Noiriel[7], il y a quand même une frange importante de la France qui soutient le Rassemblement national, qui soutient l’extrême droite, qui soutient ses thèses[8] ».
Le chercheur insiste sur le fait que, globalement, les propos de Zemmour ont un impact sur l’opinion, et qu’une partie non négligeable d’intellectuels médiatiques cautionnent ses thèses.
« Le plus grand bestseller depuis la France juive de Drumont, souligne encore l’historien français, ça a été le dernier bouquin de Zemmour[9] ».
Certaines similitudes sont donc bien réelles entre la situation actuelle des musulmans et celle des juifs d’avant la Shoah.
De plus, comparé à la judéophobie, son clone antisémite, l’islamophobie et les thèses fascistes qui l’accompagnent bénéficient de moyens de diffusion médiatique bien plus puissants que ce qui existait à l’époque de l’affaire Dreyfus.
On peut donc se poser cette question : l’islamophobie sera-t-elle reconnue, un jour, pour ce qu’elle est : une forme de racisme au même titre que l’antisémitisme ?
Peut-être faudrait-il pour cela, comme le réclamait à cor et à cri Céline pour les juifs ; comme le réclame à cor et à cri Zemmour pour les musulmans, une deuxième Shoah pour les cousins sémites des Hébreux ?
La question reste ouverte, n’en déplaise aux islamophobes… pardon, aux antisémites.
[1]. Historien américain connu pour ses travaux sur le fascisme français et les intellectuels et écrivains appartenant à cette mouvance.
[2]. Robert Soucy, Fascismes français ? 1933-1939, Mouvements antidémocratiques, collection Mémoires, éditions Autrement, 2004.
[3]. Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, éditions Denoël, 1937.
[4]. Professeur de mathématiques. Son père, ancien Résistant et déporté de Buchenwald, avait fait partie du groupe Manouchian avant d’être arrêté. Pierre Stambul est l’auteur de nombreux ouvrages et articles traitant du sionisme et de l’antisémitisme.
[5]. « Pierre Stambul : « Antisionisme-antisémitisme : pourquoi et comment éviter la confusion » - UJFP
[6]. Lettre ouverte au président de la République, à propos de l’affaire Dreyfus, publiée le 13 janvier 1898 en première page du quotidien L’Aurore.
[7]. Historien français et l’un des pionniers de l’histoire de l’immigration en France.
[8]. https://www.youtube.com/watch?v=rmxy3ZmoeDI
[9]. Ibid.