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Billet de blog 10 octobre 2014

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Les fondements historiques et idéologiques du racisme « respectable » de la « gauche » française

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voici un texte écrit par le sociologue Said Bouamam que je vous propose en lecteur avec son aimable autorisation.

"Prise de position en faveur d’une loi sur le foulard à l’école en 2004, soutien plus ou moins assumé et plus ou moins net aux interventions impérialistes en Afghanistan, en Irak, en Lybie...thématique de l’intégration pour penser les questions liées à l’immigration, approche dogmatique de la laïcité découplée des enjeux sociaux, etc. 

Ces quelques exemples contemporains de positions d’organisations et de partis se réclamant de la « gauche » et même de « l’extrême gauche », font écho à d’autres plus lointains : absence ou dénonciation ambiguë de la colonisation, absence ou ambigüité du soutien aux luttes de libérations nationales dans la décennie 50, silence assourdissant pendant des décennies sur les massacres coloniaux de la conquête au 17 octobre 1961 en passant par les crimes de Madagascar (1947), du Cameroun (1955-1960), etc.

Les constantes sont telles entre hier et aujourd’hui, qu’il nous semble nécessaire d’en rechercher les causes idéologiques et matérielles. Il existe des héritages encombrants qu’il convient de rendre visible, faute de quoi les reproductions des mêmes pièges idéologiques se déploient et aboutissent aux mêmes cécités et aux mêmes impasses politiques.

Une hégémonie culturelle assise depuis le 19ème siècle

L’hégémonie culturelle est un concept proposé par Antonio Gramsci pour décrire la domination culturelle des classes dominantes. Le concept s’inscrit dans l’analyse des causes du non développement des révolutions annoncées par Marx pour les pays industrialisés d’Europe en dépit de la vérification des conclusions économiques de Marx (crise cycliques, paupérisation de la classe ouvrière, etc.). 

L’hypothèse de Gramsci est que cet « échec » des révolutions ouvrières est explicable par l’emprise de la culture de la classe dominante sur la classe ouvrière et ses organisations. La classe dominante domine certes par la force mais aussi par un consentement des dominés culturellement produit.

L’hégémonie culturelle de la classe dominante agit par le biais de l’État et de ses outils culturels hégémoniques (écoles, médias, etc.) pour produire une adoption par la classe dominée des intérêts de la classe dominante. L’hégémonie culturelle décrit donc l’ensemble des processus de production du consensus en faveur des classes dominantes.

La radicalité des luttes de classes dans l’histoire française (Révolution antiféodale radicale en 1789-1793, Insurrection de juillet 1830, Révolution de février 1848, et enfin et surtout la Commune de Paris) a amené la classe dominante à comprendre très tôt que son pouvoir ne pouvait pas être assuré uniquement par la force des armes et de la répression (ce que Gramsci appelle la domination directe).

Le processus de construction d’un « roman national » fut mis en œuvre afin d’assurer l’hégémonie culturelle de la classe dominante (domination indirecte). Les ingrédients de ce roman national sont essentiellement la diffusion de« légendes nationales » : pensée des Lumières, Révolution française et Déclaration des droits de l’homme, école républicaine et laïcité, etc.

À la différence du mythe, la légende s’appuie sur quelques faits historiques identifiables qui sont absolutisés. La mise en légende se réalise par occultation des contradictions et enjeux sociaux, négation de l’histoire et transformation de résultats historiques (avec leurs contradictions, leurs limites, etc.) en caractéristiques permanentes et spécifiques de la«francité», du«génie français», de la«spécificité française », du « modèle français », etc.

L’objectif de l’hégémonie culturelle étant de produire du consensus en faveur des classes dominantes, c’est bien entendu à l’intention des classes dominées et de leurs organisations que sont produites et diffusées les légendes nationales (modèle français de laïcité, modèle français d’intégration, pensée des Lumières comme caractéristique typiquement « française », abrogation de l’esclavage comme volonté de l’état français et non comme résultat de la lutte des esclaves, colonisation française posée comme différente des autres dans ses aspects « humanitaires » et « civilisateurs », etc.).

La question n’est donc pas celle du jugement des faits, des hommes et des opinions de la pensée des lumières ou de la Révolution française par exemple. Ces évènements et ces pensées sont inscrits dans l’histoire et les hommes de ces périodes ne pouvaient penser le monde qu’avec les données de leurs époques.

En revanche le maintien d’une approche non critique, non historicisée, essentialisée, etc. de ces processus historiques est à interroger dans ses causes et dans ses effets désastreux contemporains.

Sans cette approche critique, les légendes de la classe dominante s’inscrivent comme données d’évidence dans les lectures de la réalité contemporaine, deviennent des représentations sociales qui déforment la réalité, produisent des logiques de pensées qui empêchent de saisir les enjeux sociaux et les contradictions sociales.

 Sans être exhaustif abordons deux des légendes de l’hégémonie culturelle construite au 19ème siècle et qui ont fortement imprégné les organisations de « gauche ». 

L’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française

Les Lumières désignent un courant d’idées philosophiques en Europe qui a connu son apogée au dix- huitième siècle. Ce courant se caractérise par un appel à la rationalité et le combat contre l’obscurantisme. En libérant l’homme de l’ignorance et de la superstition, il s’agit de le faire penser par lui-même et ainsi de le faire devenir adulte.

 Ces dimensions communes aux différents philosophes des Lumières n’empêchent pas son hétérogénéité. La philosophie des Lumières est parcourue de«courants»correspondant aux intérêts sociaux divers de l’époque. L’absolutisation de la pensée des Lumières commencent ainsi par l’homogénéisation d’une pensée contradictoire.

Mais la philosophie des Lumières est également bornée historiquement.Elle se déploie, non pas comme logique pure, mais comme logique de pensée inscrite dans une époque précise.

C’est d’ailleurs la première critique qui lui est faite par Marx et Engels qui veillent à la mettre en correspondance avec les intérêts sociaux qui la suscitent et la portent : « Les philosophes français du XVIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures,

n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’État de raison avait fait complète faillite ».

Les droits de l’Homme pour leur part sont caractérisés comme les droits d’un homme abstrait, d’un homme bourgeois, d’un homme égoïste : « L’homme réel n’est reconnu que sous l’aspect de l’individu égoïste et l’homme vrai que sous l’aspect du citoyen abstrait ».

Depuis cette première critique de l’universalisme des Lumières, d’autres sont venues la compléter : la critique féministe a souligné « les présupposés androcentriques, racistes, économiques et anthropologiques de la philosophie européenne du siècle des Lumières » ; le caractère ethnocentrique de la pensée des Lumières a également été dénoncé en soulignant que«là où nous lisons «homme», «humanité», « citoyenneté », c’est de l’humanité blanche et européenne que nous parlent les Lumières. Certes, dans les Lumières pourtant les premières lueurs de nos valeurs. À condition d’ignorer la traite, la négritude, l’esclavage ».

L’universalisme des lumières apparaît ainsi très peu universel que ce soit à l’interne (universalisme masculin du droit de vote jusqu’à l’après seconde guerre mondiale, universalisme excluant les ouvriers du droit de vote jusqu’en 1848) et à l’externe (code noir, code de l’indigénat, etc.).

Au travers de l’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française, la classe dominante vise à présenter l’histoire française comme n’étant pas le résultat des affrontements sociaux mais comme résultat du déploiement d’un«génie»et/ou d’une«spécificité»française transversal aux différentes classes sociales.

Il y aurait ainsi des caractéristiques proprement françaises qui situeraient cette nation au dessus des autres, en avance sur les autres, en avant-garde de l’émancipation et de la civilisation. Bref il s’agit de produire un complexe chauvin pour canaliser les luttes sociales à un moment où se déployait la colonisation violente du monde.

L’offensive idéologique visant à ancrer l’idée d’une exceptionnalité / supériorité française est tous azimut et a malheureusement en grande partie réussi.

Voici comment par exemple Karl Marx raille la prétention de la « gauche française » à l’exceptionnalité linguistique et républicaine : « Les représentants (non ouvriers) de la « Jeune France » soutenaient que toutes les nationalités et les nations étaient des « préjugés surannés ». Stirnérianisme proudhonisé : on répartit tout en petits « groupes » ou « communes » qui forment ensuite une « association » et non pas un état. Et tandis que se produit cette individualisation de l’humanité et que se développe le « mutualisme » adéquat, l’histoire des autres pays doit suspendre son cours et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale.

Alors ils effectueront sous nos yeux cette expérience, et le reste du monde, subjugué par la force de l’exemple, fera de même. (...) Les Anglais ont bien ri quand j’ai commencé mon discours en disant que notre ami Lafargue et ceux qui avec lui supprimaient les nationalités, s’adressaient à nous en français, c’est-à- dire une langue que les 9/10e de l’assistance ne comprenaient pas. Ensuite, j’ai signalé que Lafargue, sans s’en rendre compte, entendait apparemment par négation des nationalités leur absorption par la nation française modèle ».

La construction du consensus colonialiste.

L’offensive idéologique de la classe dominante a créé l’espace mental qui a permis la colonisation. L’image des autres cultures et civilisations diffusée par la pensée des Lumières et amplifiée par la Troisième République, de même que l’idée d’être l’avant-garde de l’humanité ont préparé les esprits à la conquête :« il existe un espace mental qui, d’une certaine façon, préexiste à l’instauration de l’ordre colonial, espace essentiellement composé de schèmas de pensées à travers lesquels est reconstruite la coupure entre les occidentaux et les Autres – les schèmas Pur/Impur, Bien/Mal, Savoir/Ignorance, Don d’Amour/Besoin d’Amour. La perception de l’Autre comme un être dans l’enfance de l’humanité, confiné aux ténèbres de

l’ignorance comme l’incapacité à contenir ses pulsions informe la pensée coloniale et la connaissance anthropologique ».

De fait l’opposition aux guerres de conquêtes coloniales fut à la fois faible et tardive. Les quelques voix anticoloniales comme celles de Georges Clémenceau et de Camille Pelletan restent isolées et marginales.

L’imprégnation coloniale est profonde comme en témoigne le rapport adopté à l’unanimité au congrès interfédéral d’Afrique du Nord du parti communiste en septembre 1922 : « L’émancipation des indigènes d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la révolution en France (...). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens est actuellement inutile et dangereuse. Elle est inutile parce que les indigènes n’ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette d’accéder aux conceptions communistes. (...). Elle est dangereuse (...) parce qu’elle provoquerait la démission de nos groupements ».

Certes ces positions furent condamnées par la direction du PCF et peu après les militants communistes donnaient un exemple d’internationalisme dans l’opposition à la guerre du Rif en 1925, mais leur simple existence témoigne de l’imprégnation de l’imaginaire colonial jusque dans la gauche la plus radicale de l’époque.

Le reste est connu : abandon du mot d’ordre d’indépendance nationale à partir du Front populaire, promotion de l’Union française après 1945, vote des pouvoirs spéciaux en 1956. En dépit de ces positions, le PCF a été le seul à avoir eu des périodes anticolonialistes conséquentes. La S.F.I.O. pour sa part est ouvertement colonialiste : « à l’exception de quelques individualités « anticolonialistes », la majorité du parti socialiste s’est ralliée à l’idée d’une colonisation « humaine, juste et fraternelle » et refuse de soutenir les nationalismes coloniaux qui attisent la haine des peuples, favorisent les féodaux ou la bourgeoisie indigène ».

Des héritages encombrants toujours agissants

Au cœur de la pensée des Lumières puis du discours colonial se trouve une approche culturaliste clivant le monde en civilisations hiérarchisées, expliquant l’histoire et ses conflits en éliminant les facteurs économiques et justifiant les interventions militaires « pour le bien » des peuples ainsi agressés.

Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est ce que nous avons appelés dans d’autres écrits le « racisme respectable » c’est-à-dire un racisme ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper.

Force est de constater que cette logique de raisonnement est loin d’avoir disparu dans la « gauche » française. Elle a même été étendue en dehors des questions internationales puisqu’elle agit également en direction des questions liées aux français issus de la colonisation. "

 Saïd Bouamama 

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