Il est commun, chez les consommateurs d’antidépresseurs, que la sensation d’euphorie se matérialise en comportements qui rétro-alimentent la société de consommation, comme l’achat compulsif de vêtements ou d’autres objets, la mise en oeuvre d’une entreprise, le changement de vie. L’enthousiasme se convertit en symptomatique avec des pauses de consommation, alors que l’époque associée à la dépression se perçoit comme un temps durant lequel le sujet était inadapté, pressé par la peur de s’endetter, avec l’insécurité d’un futur sans projets. De fait, l’antidépresseur opère comme un authentique intégrateur social, comme un instrument d’adaptation qui permet de conjurer les risques énoncés par Castel (R.Castel: "Métamorphose de la question sociale")
Et ainsi, la « dépression » révèle une nouvelle fois son pouvoir fétichiste : elle ne désocialise pas seulement les afflictions humaines, mais naturalise également les conventions d’un mode déterminé de production, et le monde de ses besoins fabriqués.
La consommation massive d’antidépresseurs peut se lire comme la métaphore et la métonymie d’un « monde (dés)enchanté » au sein duquel les dérèglements et les contradictions de la globalisation et sa métaculture se matérialisent en nouvelles habitudes et comportements sociaux. Le consommateur du capitalisme tardif tend à feindre ces dérèglements et à se les représenter dans une langue naturalisée qui en appelle au corps plus qu’aux relations sociales, aux substances (antidépresseurs) plus qu’au discours. C’est l’une des caractéristiques du nouvel individualisme et de son emphase sur le corps comme agent hédoniste, et sur les technologies corporelles comme promesses de réversibilité (chirurgie plastique, prolongation artificielle de la jeunesse, etc.) et de bonheur (la cosmétique psychopharmacologique). L’espace où les autres moments détenaient ces « jetons » que sont l’esprit, le sujet, la citoyenneté ou la personnalité, sont désormais occupés par cette entité diffuse qui condense les tensions de la société contemporaine : le corps abattu, fatigué et inapte pour une structure sociale qui demande des ajustements continuels, et le corps euphorique et surnormalisé qui devient adaptatif à cette même structure. Évidemment, les autres modèles idéalisés de la personne et de la résolution des problèmes humains persistent encore, au moins comme des mondes culturels. Mais les stratégies d’hégémonie et la marchandisation des corporations transnationales, les processus de convergence des politiques sanitaires, la relation signifiante que les acteurs établissent avec le marché, et avec les systèmes experts génèrent des processus d’homogénéisation qui coexistent avec les logiques locales. La popularisation et la globalisation de la consommation des antidépresseurs en est une preuve, et dans ce processus, la biomédecine et l’industrie pharmaceutique convergent vers la création d’une structure signifiante avec la capacité de re-désigner les différents maux locaux (le Taijin kyofusho au Japon, la saudade au Brésil, la fatigue en France, etc.) et d’en inventer d’autres (timidité excessive, syndrome prémenstruel dysphorique, etc.). C’est une facette de plus du capitalisme tardif et de ses « sorcelleries », qui autorise aussi bien la personnification des choses que la mise au travail des états d’âme au bénéfice d’intérêts de "consommation déterminés."