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Billet de blog 9 janvier 2022

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Les enfants tristes.

Le 31 mars 2021, j’écrivais un texte pour mon syndicat de cœur et, en le faisant, j’étais poussée par la remembrance de tous ces visages des gens que j’aime, encore vivants ou déjà partis, comme Maman, celle qui savait si bien écouter. Ils semblaient me demander des comptes. Où es-tu dans ce capharnaüm ? Toi, la prof.

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Mais oui, où sommes-nous ? Dans le fond de l’entonnoir à broyer. Juste à l’entrée du goulot.

Sans cesse interpellés de partout, sans cesse méprisés de partout, sans cesse rendus responsables de tous les mots de la terre. Toujours moins de profs, toujours moins de moyens matériels, toujours moins de formation, toujours moins de personnels en général, toujours moins d’établissements, toujours moins de classes, toujours plus d’élèves, toujours plus de missions, toujours plus de contraintes, et maintenant toujours plus de protocoles inapplicables pour l’ensemble des personnels. Deux injonctions en réponse à tout cela, le vaccin pour des enfants de plus en plus jeunes et l’ouverture des fenêtres.

Et toujours plus de culpabilisation quand cette école ne trouve pas les solutions pour résoudre les problèmes liés à la précarité qui se généralise à tous les niveaux de notre vie en commun, qui se glisse entre toutes les strates de la société, qui cloisonne et qui referme les portes entrouvertes.

Je m’étais réveillée et ces paroles me trottaient dans la tête :

"L'amoureux l'appelle l'amour

Le mendiant, la charité

Le soleil l'appelle le jour

Et le brave homme la bonté (1)"

Elles "me trottaient", au sens du dico personnel de Mamie ; "ça me trotte" signifie "ça me taraude", "ça me turlupine", voire "ça m'énerve" et à ce moment-là, en écrivant je m'énervais, j'invoquais le grand Boby pour pas perdre le nord grâce à son « ça m'énerve… ner ner ner ner ner ner ve (2) ».

Mamie, un peu du nord, un peu de Ménilmuche, jamais vraiment revenue de ces jours d'exode, à pied, enceinte de mon père jusqu'aux yeux et tenant son plus jeune frère par la main, sur le dos dans les champs à regarder les bombardiers de la Wehrmacht larguer leurs saloperies de bombes sur des colonnes de civils terrorisés. Elle, donc, elle savait ce que c'était que la guerre. Elle ne la confondait pas avec un virus qui vit sa vie de virus en nous emmerdant, parfois violemment et définitivement, d’abord parce qu’un nouveau virus, ou bien un virus qui n’a pas encore circulé est comme une explosion due au gaz ; il sidère les sociétés qu’il atteint et il faut ex abrupto trouver les moyens de s’en préserver collectivement, comme me le racontait Mémé, qui avait tout juste 7 ans quand elle regarda sa mère combattre la dite grippe espagnole, au fin fond de sa campagne bourbonnaise. La lutte collective contre un virus, c'est aussi la mise en commun de l'expérience collective transmise aux enfants que nous avons été et aux enfants qui seront.

Mais un virus aussi contagieux est d’autant plus violent que les ceusses qui ont gouverné et continuent de le faire, ont consciemment, depuis une petite trentaine d'années, sapé les moyens de la fonction publique hospitalière en particulier, qu'iles ont déshabillé la recherche et qu'iles ont décidé, que mettre les moyens dans les fonctions publiques d'Etat et territoriales n'était pas indispensable, au motif qu'on doit pouvoir faire mieux avec moins… (cf. la dérive des rapports de l'OCDE en la matière, depuis les conseils qu'iles donnent aux autres jusqu'à ce qu'iles préconisent pour nous). Au passage, un virus qui emmerde les gens, c’est dans l’ordre des choses, même si ça fait mal au bide de le constater.

Lorsque j’ai écrit ce premier texte, j’avais déjà attrapé cette saloperie depuis presque cinq mois et j’avais eu la chance d’en revenir à peu près d’aplomb, je n’avais pas complètement retrouvé l’odorat et le goût et aujourd’hui je continue de m’effondrer physiquement par intermittence ; petite précision pour lever quelques ambiguïtés à propos de ce que je m’autorise à penser et à exprimer vis-à-vis de la situation actuelle. J’ai aussi conscience que nous ne sommes jamais égaux devant aucune maladie. Il me semble cependant que la réflexion commune, celle qui construit aussi et peut-être d’abord avec le dissensus depuis des décennies, sans plus aucun bûcher ni excommunication, y a perdu beaucoup de plumes. Cela, les enfants d’aujourd’hui risquent fort de le payer demain, quand nous ne serons plus là pour leur tendre la main.

Au cours des diverses escarmouches et autres concours de malhonnêteté intellectuelle, des gens ont réussi à emballer la machine jusqu’à faire passer pour une panacée la vaccination pour des enfants de plus en plus jeunes, sans envisager un quart de seconde de planifier enfin, en parallèle, la mise en œuvre de moyens de prévention dignes de ce nom, dans l’un des lieux qu’ils fréquentent le plus entre 3 et 16 ans, c’est-à-dire l’école. Et aujourd’hui pour continuer d’élargir et d’épaissir l’écran de fumée en continuant de nous tenir à toustes la tête sous l’eau, on se charge de largement diffuser l’idée dans un sondage IFOP pour Morillot Studios du 4 au 5 janvier 2022 qu’une majorité de sympathisants politiques du PS à l’extrême-droite verrait d’un bon œil que l’on refuse d’hospitaliser les non-vaccinés, c’est-à-dire pour certains .es, qu’on les condamne à mort. Ce, bien entendu au nom des générations futures. Sinon ? quoi ?

Je suis prof’ d'arts plastiques dans un bahut du 89, j'ai 17 classes, c'est-à-dire 433 élèves l’année dernière et 441 cette année.

La chanson de Brel me trottait donc dans la tête, ce matin-là en pensant à ce jeune soleil, ce petit prince du mardi matin. Cet élève qui m’avait dit si gentiment bonjour, avec des éclats d'or dans les yeux, sa voix argentine et son beau sourire.

Son beau sourire ? Mais oui, son beau sourire, vous savez celui qui est caché par le masque. Celui qui fait des petites rides aussi au coin de l'œil. J'ai réalisé alors, que ce jeune soleil était aussi la luciole qui brille par intermittence dans les parterres du jardin pendant les courtes nuits d'été. Ce mardi, ce jaillissement de joie enfantine était moins clair et deux sillons s'étaient creusés à la racine du nez, entre les sourcils. Il s'était assis à la table sur ma gauche et pendant que j'étais en train de pester contre un ordinateur qui mettait quinze grosses minutes à s'allumer et presqu'autant à se connecter à notre environnement numérique de travail, j'ai soudainement entendu "vous allez bien ?". C'était une vraie question, pas le civil "comment ça va ?" dont on se contre-fout de la réponse. Je m’étais donc appliquée dans mon "oui, merci ! Et toi ?" pour le convaincre que j'allais bien et j'ai pris le temps d'écouter son petit "alors si vous allez bien, moi aussi". J'espérais que je l'avais convaincu, mais je n'en étais pas très sûre et je m'en veux un peu, car ce jour-là, il était triste en réalité et il n'avait pas besoin de ma tristesse.

On entend parler des étudiants .es qui se morfondent, du traitement innommable qu'on leur réserve, de la précarité, voire de la misère dans laquelle on les a abandonnés .es ; on entend parler de la misère et de la précarité qu'on a laissées s'installer ces vingt dernières années, non seulement dans les banlieues des grandes villes, mais aussi dans les campagnes et qui a fait des morts dès le premier confinement. Des morts tout seuls, au milieu des champs et des vergers en fleurs, sous un pont au bord de l'eau, dans la pièce d'un appartement en ville.

Mais qu’entend-on vraiment de la tristesse infantile qui s'installe dans nos écoles, sinon pour nous la reprocher. Cette tristesse qui laisse parfois place à une rage incoercible. Rage sur laquelle nous, enseignants, éducateurs, n'avons plus aucune prise. Car nous n'avons aucun moyen de les protéger de ces torrents d'informations qui se déversent de façon ininterrompue de partout, ni de leur impuissance devant le désarroi des leurs. Nous ne pouvons nous-mêmes pas y rester insensibles. Il n'y a plus que les chroniqueurs .ses des médias de masse qui peuvent crânement avancer les "y'a qu'à" et les "faut qu'on" qu'iles croient de circonstances, sans s'apercevoir qu'iles ne convainquent que la poignée de convaincus des solutions dictées par ces tenants d’un capital qui n'est grand que parce que nous restons à genoux et qu'iles dégoulinent entre autres sur les esprits les plus jeunes en les rinçant de leurs injonctions engluées de déréglementation forcenée et de précipitation criante.

Les enfants écoutent et eux aussi, iles se demandent pourquoi leur vie sociale est une succession d’écueils à contourner ? En sus de se demander pourquoi on les oblige à porter un masque en cours alors qu'iles boivent à la même bouteille dans les dos des adultes, qu'iles échangent leur matériel à longueur de temps, qu'iles ne peuvent pas toujours changer ce masque comme c'est préconisé ? Et pourquoi dans les rues, il n'y a plus de musiciens, de chanteurs, de mimes ? Pourquoi les grandes enseignes de magasins dans lesquels beaucoup ne peuvent plus aller continuent d'éclairer la nuit ?

Quand leur redonnera-t-on le droit se demander seulement et essentiellement, pourquoi le ciel est bleu ? Ou bien pourquoi il y a aussi des fleurs en hiver ? "Explique-moi, Papa, C'est quand qu'on va où ?" (3).

(1) Jacques Brel, Sur la place, à partir de l’adresse <https://www.paroles-musique.com/paroles-Jacques_Brel-Sur_La_Place-lyrics,p50052>

(2) Boby Lapointe, Monsieur l'agent, Paroles Monsieur L'agent par Boby Lapointe - Paroles.net (lyrics)

(3) Renaud Sechan, Julien Clerc, C'est quand qu'on va où ? Paroles C'est Quand Qu'on Va Ou ? par Renaud - Paroles.net (lyrics)

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