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J'exerce un travail que je qualifirais d'alimentaire. Pourquoi ? Parce qu'il ne correspond pas à mes aspirations, à ce que j'aime faire : écrire, peindre, jouer la comédie, monter un spectacle, aider les personnes à communiquer oralement, être chez moi...Surtout être chez moi. De plus en plus être chez moi...
En ce moment, je suis formatrice en insertion avec des jeunes. J'ai donc des axes obligatoires : recherche d'emploi (CV, LM, entretiens d'embauche), remise à niveau Maths et français. Le reste, je choisis. Pourvu qu'ils et elles trouvent stages ou boulot à la clé. Donc, je fais faire beaucoup d'oral, de communication, mais je les fais faire des recherches, travailler sur leurs droits, sur la société, sur l'histoire. Et ils et elles écoutent cela.
Bien sûr, sur l'égalité hommes/femmes, la place des femmes dans la société, celles des enfants, les horreurs qui se passent dans le monde. Et ils et elles écoutent cela.
Je les fais travailler sur leur capacité à dire NON. Sur le pourquoi n'arrivent-ils, elles pas à le dire. Leurs capacités à crier, à sortir leur voix. A dissocier le mensonge de la réalité. Les faits et les opinions affirmées comme des faits. Et ils et elles écoutent cela.
Ils et elles, ce sont des jeunes rejeté·es de l'Éducation nationale, réfugié·es sans beaucoup d'études en France. Ils et elles ont vu l'école comme un cauchemar. Ils et elles ont vécu ou vivent des atrocités au quotidien. Ils et elles vivent parfois dans des foyers, parfois le cauchemar à la maison. Ils et elles ont parfois vécu dans la rue. Ont payé des passeurs. Ont connu le viol, la prostitution.
Et là, ils et elles s'intéressent. "il n'y a pas de notes" disent certains ou certaines. "On ne se sent pas comparé·es". "On parle de ce qu'on vit". "On a envie du coup". "On se sent écouté·es". "Madame, avec vous c'est pas pareil". "C'est pas comme à l'école, il n'y a pas la pression".
Parce que j'ai le temps, parce que je n'ai pas 30 à 40 élèves par classe mais une quinzaine. Parce que je choisis ce que je veux, en fonction de leurs remarques, de leurs attitudes, de leurs comportements, de leurs réponses, de leurs désirs.
La pression, elle est pour moi. Parce que je suis salariée, tenue à des résultats.Dans des conditions de travail lamentables. Sous-payée.
Je ne pointe en aucune façon le travail des profs qui font tout pour intéresser leurs élèves avec un programme inadapté, des évaluations sans cesse et des conditions déplorables. Non, je pointe du doigt l'Éducation nationale qui ne joue pas son rôle : éduquer, transmettre un savoir, éveiller l'être.
Ces stagiaires seront agent·es d'entretien, d'accueil, aide-patissier/boulanger, manutentionnaires, employé·es de libre-service, auxiliaires de vie. Je désire avant toute chose qu'ils et elles développe leur esprit critique, leur intelligence, je fais tout pour qu'ils et elles aient confiance en leur bon sens, en leurs réactions.
Ils ou elles n'aiment pas lire ? Qu'importe ! On parle. On s’essaie sur de petits textes, on réfléchit sur des mots, des réactions, l'actualité.
Je me suis demandé ce qui m'intéressait à enseigner. La réponse est simple. Rien. Sauf d'aider les personnes à acquérir une aisance orale, une valorisation de soi, une appétence à se sentir bien. Et ce qui se nomme l'esprit critique. Le seul véritable intérêt que j'ai dans ce travail, c'est lorsqu'il développe ce dernier. "Je n'avais pas pensé comme cela, Madame !". Et bien, continue de réfléchir. "Mais Madame, la phrase c'est comme une affirmation, comme si c'était vrai". Oui, réfléchis, ne crois pas tout ce qu'on te dit... Une affirmation n'est pas une vérité. "Ah Madame, alors on nous en raconte des mensonges."
Je suppose que beaucoup d'enseignant·es, de formateurs et formatrices, de personnes qui s'occupent de jeunes cherchent à développer cet esprit critique. Cet esprit critique bafoué de tout temps, de plus en plus rare sur ces réseaux sociaux où la réflexion n'est pas de mise devant une pulsion émotionnelle triomphante. Car qui dit esprit critique dit recul, réflexion, analyse, déstructuration, reconstruction. Dit prendre son temps. En clair, désengagement d'une emprise intellectuelle que la société nous inflige dès la naissance.
Ces jeunes exerceront des métiers où ils et elles seront exploité·es, méprisé·es, pris·es pour des imbéciles, invisibles aux yeux des autres. Alors, j'espère qu'ils et elles auront acquis un peu de discernement, un peu de cet esprit critique si cher à mon âme.
Je ne resterai pas dans ce travail. J'aurais tenté quelque chose. Qui marchera, ou pas. Dans cette société de plus en plus galvanisée par les réactions émotionnelles, le manque de discernement dû à la précipitation d'une réponse, d'un buzz que l'on veut faire, dans cette société ou la compassion n'est pas de mise, ou le manque d'humanité plane tel un vautour sur le moindre mot, le moindre acte, le moindre signe.
Dans cette société où nous devons survivre, supporter un quotidien sans pitié, nous battre continuellement.
Hélène Elouard