Il y avait autrefois un prince qui n'aimait rien tant que le bel esprit. Lorsqu’il passait ses soldats en revue, lorsqu’il allait au spectacle ou à la promenade, il n’avait d’autre but que de montrer sa culture par quelque citation.
Un jour, il vint à la capitale deux fripons qui se donnèrent pour savants, se dirent émissaires d'une grande maison établie outre-mer, et se déclarèrent capables de fournir la solution à tout problème. Non seulement ils détenaient le secret de toute science, mais les formules qu'ils produisaient possédaient une qualité merveilleuse : elles étaient invisibles à qui ne savait pas bien exercer son emploi ou qui avait l'esprit borné.
« Ce sont des formules impayables, pensa le prince ; grâce à elles, je pourrai connaître les hommes incapables de mon gouvernement : je saurai distinguer les habiles des niais. Et je n'aurai plus à écouter ces messieurs de l'université qui me barbent tant avec leurs infinies démonstrations. Oui, ce procédé m’est indispensable. »
Puis il avança aux deux fripons une forte somme afin qu’ils pussent commencer immédiatement leur travail, car un mal inconnu frappait le royaume, qu'aucun remède ne parvenait à guérir.
Les coquins dressèrent en effet deux lutrins, ouvrirent quantité de grimoires, et firent semblant de travailler. Sans cesse, ils demandaient des instruments en or et des parchemins précieux. Jour et nuit, ils restaient à leur ouvrage, et commentaient leurs manuscrits, vides.
« II faut cependant que je sache où ils en sont » se dit le prince, car le mal mystérieux gagnait de plus en plus de sujets, et qu'il devenait urgent qu'on parvînt à le soigner.
Mais il se sentait le cœur serré en pensant que les personnes niaises ou incapables de remplir leurs fonctions ne pourraient comprendre le remède. Ce n’était certes pas qu’il doutât de lui-même ; toutefois il jugea à propos d’envoyer quelqu’un pour examiner le travail avant lui.
« Je vais envoyer aux savants mon bon ministre, pensa le prince, c’est lui qui peut le mieux juger ; il se distingue autant par son esprit que par ses capacités. »
L’honnête ministre entra dans la salle où les deux imposteurs glissaient sur un parchemin des plumes vides de toute encre.
« Bon Dieu ! pensa-t-il en ouvrant de grands yeux, je ne vois rien. » Mais il n’en dit mot.
Il faut que personne ne s’en doute. Serais-je vraiment incapable ? Je n’ose avouer que le parchemin est vierge pour moi.
— Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit l’un des coquins.
— C’est remarquable, c’est tout à fait remarquable ! répondit le ministre en mettant ses lunettes. Ces chiffres et ces figures... oui, je dirai au prince que j’en suis très-content.
— C’est heureux pour nous, » dirent les deux savants ; et ils se mirent à lui montrer des figures imaginaires en leur donnant des noms. Le vieux ministre prêta la plus grande attention, pour répéter au prince toutes leurs explications.
La ville commença à bruire d'une prophétie selon laquelle sa Grâce le prince était sur le point de chasser le mal hors du royaume.
Enfin, le prince lui-même voulut savoir le résultat des recherches. Accompagné d’une foule d’hommes choisis, il se rendit auprès des adroits filous qui compulsaient toujours des grimoires, vierges de toute inscription.
« N’est-ce pas que c’est inspiré ! dirent deux honnêtes fonctionnaires. L'audace et la profondeur sont assurément dignes de Votre Altesse. »
Et ils montrèrent du doigt les lutrins vides, comme si les autres avaient pu y voir quelque chose.
« Qu’est-ce donc ? pensa le prince, je ne vois rien. C’est terrible. Est-ce que je ne serais qu’un niais ? Est-ce que je serais incapable de gouverner ? Jamais rien ne pouvait m’arriver de plus malheureux. » Puis tout à coup il s’écria : « C’est excellent ! J’en témoigne ici toute ma satisfaction. »
Il hocha la tête d’un air content, et regarda le lutrin sans oser dire la vérité. Tous les gens de sa suite regardèrent de même, les uns après les autres, mais sans rien voir, et ils répétaient comme le prince : « C’est excellent ! » Ils lui conseillèrent même d'annoncer lors d'une grande cérémonie la fin prochaine du grand fléau.
Les deux imposteurs furent décorés, et reçurent le titre de gentilshommes bienfaiteurs du royaume.
Toute la nuit qui précéda le jour de la cérémonie de guérison, les fripons firent des courbettes en tournant autour de leur lutrin, en prononçant des paroles auxquelles le prince n'entendait mot.
Il les répéta jusqu'à se persuader qu'il en était l'inventeur, se tourna encore une fois devant la glace pour bien contempler l’effet de sa splendeur.
— Bien ! je suis prêt, répondit-il. Je crois que je ne suis pas mal ainsi. »
Tandis que le prince trônait fièrement à la cérémonie sous son dais magnifique, les chambellans s’écriaient : « Quelle puissance ! Grâce à son Altesse, le royaume peut enfin retrouver joie et prospérité!". Nul ne voulait laisser voir qu’il ne comprenait pas comment ces formules pourraient combattre un mal qui frappait chaque jour des sujets plus nombreux; il aurait été déclaré niais ou incapable de remplir un emploi.
- Mais ça ne veut rien dire ! dans les royaumes voisins les miasmes ont été chassés en bâtissant des logis spacieux et aérés, pas en faisant des imprécations ! observa un jeune étudiant qui s'en revenait d'un séjour chez un sage étranger.
- Seigneur Dieu, entendez la voix de la sagesse, dit son père.
Et bientôt on chuchota dans la foule en répétant les paroles du jeune homme.
- Il y a un étudiant qui dit que les paroles du prince ne veulent rien dire!
- Ca ne veut rien dire ! s'écria enfin tout le peuple.
Le prince en fut extrêmement mortifié, car il lui semblait qu’ils avaient raison. Cependant il se raisonna et prit sa résolution :
« Quoi qu’il en soit, il faut que je reste fier ! »
Puis, il se redressa plus fièrement encore, et pendant que la foule s'écartait, les chambellans continuèrent à réciter avec respect les vaines formules.