Plus que centenaires, les Conseils de Prud’hommes[1] sont des institutions de dialogue social permanent. Jugeant et délibérant face à face, 7000 juges élus sur liste syndicale, 7000 juges désignés sur des listes d’employeurs, sont saisis par des personnes disant avoir subi une injustice dans leur travail : de la femme de ménage originaire du Mali, à la Directrice de la Finance d’une Multinationale. Les Conseils sont aussi saisis par des entreprises qui ont un grief à l’égard de l’un de leur salarié.
Les attaques sur les Conseils de Prud’hommes sont de plus en plus lourdes de conséquences pour les salariés. Le nombre de Conseils a été réduit du tiers sous le gouvernement Sarkozy ; les pouvoirs de rétablir la justice ont été rabotés par l’ANI (accord national interprofessionnel de 2013). En novembre 2014, un projet gouvernemental projette de supprimer l’élection[2] des conseiller.e.s au suffrage universel des personnes -y compris les étrangers- qui travaillent ou sont privées d’emploi, pour que désormais les conseillers soient désignés sur représentativité uniquement de ceux qui travaillent. Ceci modifierait les équilibres internes et diminuerait mécaniquement la représentation de la CGT. Simultanément, les institutions que sont l'Inspection du Travail et la Médecine du Travail, acteurs centraux de la démocratie en entreprise, sont mis à mal.
Dernière proposition plus radicale, le ministre de l’Economie, annonce, en octobre 2014, que les Conseils de Prud’hommes devraient disparaître début janvier 2015 par ordonnance ou loi, les conseillers devant être remplacés par des magistrats professionnels. Les anciens juges deviendraient conseillers-échevins (sans pouvoir de juger).
Nous allons examiner certains arguments utilisés pour supprimer cette juridiction. La justice prud’hommale serait trop lente. Mais qui lui a supprimé nombre de ses personnels administratifs, qui évite de lui donner des locaux adéquats, voire du papier pour imprimer ses fax, empêchant ainsi de pouvoir tenir les audiences nécessaires. Ce n’est pas la faute des juges prud’hommaux si l’argent gagné en France par les grandes entreprises part dans les paradis fiscaux au lieu de contribuer à maintenir la démocratie. Par ailleurs, les juges ne sont pas responsables des multiples demandes de renvoi émanant des avocats, soit pour qu'ils aient le temps de constituer le dossier, soit pour une raison qui peut être estimée comme dilatoire. Enfin, il y a des affaires où l'entreprise porte plainte au pénal, ce qui retarde d'autant, certains procès traînant ainsi quelques années de plus de ce seul fait.
Les juges des Prud’hommes devraient être professionalisés ? Cette terminologie stigmatisante, issue de l’idéologie du management, implique que les juges « qui ne sont pas des vrais juges » d’après un article récent d’un grand journal (sic) n’en savent pas assez en matière de droit, et que c’est une des raisons des dysfonctions actuelles. Les juges en poste en 2014 (qui ne sont ni des clones, ni des fantômes, ni des incompétents) ont été choisis par leurs syndicats de salariés (pour se présenter aux élections et assurer leur mandat), ou par les organisations patronales, précisément en fonction de leurs compétences dans les litiges de l’organisation du travail. Depuis 2008, date des dernières élections prud’homales, ils et elles ont assisté à des centaines d’audiences et écouté autant de plaidoiries, et longuement débattu pour décider des jugements. Ils ont suivi nombre de formations complémentaires dans divers lieux. Les formations syndicales utilisent une pédagogie qu'ils développent, afin de s'adresser à des conseillers qui ont aussi bien un niveau scolaire de bac moins six à bac plus dix.
Les décisions des jugements des Prud’hommes seraient l’objet de trop d’appels ? La plupart des temps, les appels proviennent d’employeurs qui refusent le jugement, qui gagnent ainsi du temps, voire exercent ainsi un chantage pour diminuer les sommes auxquelles ils ont été condamnés, en proposant de donner les sous de suite et de renoncer à l’appel.
La justice prud’hommale donnerait trop souvent raison aux salariés (vrai dans 80% des causes). Pourtant, les Cours d’Appel, voire la Cour de Cassation, confirment leurs jugements. Par exemple, en date du 30 septembre 2014, la Cour d’Appel d’Amiens a confirmé le jugement du Conseil des prud’hommes de Compiègne, considérant que l’entreprise Continental Aktiengesellschaft était bien co-employeur de la société Continental France, et qu’elle devait indemniser les Contis, centaines de salariés français licenciés à tort, car leur entreprise était rentable. Pas professionnels, les juges prud’hommaux de Compiègne ?
La médiation, système de justice privée et payante, serait plus efficace ? La médiation est payante, elle serait exercée par des personnes privées. Aux Etats-Unis, modèle de nos dirigeants, son coût va de 400 dollars à des centaines de milliers, antichambre des tribunaux arbitraux. Alors que le bureau de conciliation prud’hommal est un passage gratuit, dont le but est précisément de concilier, de trouver un accord entre les parties au procès. Entre le bureau de conciliation et le bureau de jugement, le quart des procédures « disparaissent », la conciliation intervient après le bureau de conciliation où le débat s’est engagé, ce qui est bien plus que les 6% d’efficacité de l’audience de conciliation, utilisé pour le stigmatiser.
Le Code du Travail serait trop épais, il l’est moins que le Code du Commerce[3]. Par ailleurs, son épaisseur est expliquée par la jurisprudence et explications de la loi qui y sont insérés. Nombre de ses pages sont la conséquence de demandes de dérogations patronales pour une hyper-flexibilité, comme les CDD d’Usage qui permettent d’établir des contrats de 7 heures, de quatre heures, amenant certains salariés à conclure entre 500 et 700 contrats avec le même employeur (La Poste, TF1, etc.).
L’élection des conseillers serait trop couteuse ? Qui a estimé le coût de la démocratie, en l’occurrence 100 millions (coût présumé de ces élections), c’est 30 ans de salaire de Gérard Mestrallet, Président-Directeur-Général de GDF-Suez, ou cinq fois sa « retraite-chapeau. »
L’élection serait l’objet d’une d’abstention massive? Des salariés de la sous-traitance, de plus en plus nombreux, n’osent pas demander à leur employeur du temps pour aller voter aux élections prud’hommales, car ils ont peur de se faire mal voir, ou licencier. Lorsque les élections se tiennent dans les entreprises, ou à proximité des lieux de travail, les taux de vote grimpent vertigineusement. Le vote aux élections pourrait être rendu obligatoire.
On comprendra que ces arguments, parmi d’autres, ne sont que des prétextes pour supprimer cette justice de proximité, contre-pouvoir qui permet aux salariés de se défendre en droit. Les Conseils de Prud’hommes remplissent une fonction essentielle de justice au moment où l’arbitraire est la règle dans le Monde du Travail. Imaginer qu’un ouvrier du bâtiment à qui il manque deux feuilles de paie et un salaire ira chercher un médiateur payant pour rétablir ses droits est irresponsable. Actuellement il se présente devant la formation des référés, sans avocat, et peut obtenir gain de cause dans les quinze jours en plaidant sa cause lui-même. A force de tels actes de laminage de nos institutions, le gouvernement supprime l’Etat et installe, pas après pas, l’Empire des multinationales avec leurs tribunaux et milices privées.
On peut se demander pourquoi c’est le Ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique qui est à la barre sur cette question, et non la Ministre de la Justice. Est-ce pour mieux répondre aux injonctions du MEDEF sur ces sujets ? Les Juges Prud’hommaux seraient des nuisibles à l’Economie, à l’Industrie ?
Est-ce encore acceptable pour les maîtres du Monde, dans ce XXIième siècle de restauration des privilères d'une nouvelle aristocratie, que des carristes, des conducteurs de train, des employées du commerce, des chercheurs, des cadres, tous syndicalistes chevronnés, siègent comme juges et, éventuellement, condamnent des directions d'entreprise à restituer ses droit à un.e de leur salarié lésé.e?
A force de stigmatiser les acteurs syndicaux[4], en les traitants de corporatistes, de passéistes, d’incompétents, d’empêcheurs de créer de l’emploi, à force de les écarter des processus de discussion démocratique, d’autres acteurs viendront prendre leur place. Par exemple ceux, désespérés, qui décideront d’utiliser la violence et la terreur car ils ne supporteront plus l’humiliation et les conditions de travail et de vie dégradées. Les classes populaires s’écarteront encore plus du processus démocratique par leur abstention, laissant la place à des partis s’inscrivant dans la tradition de la droite la plus réactionnaire, avec les conséquences que les peuples ont pu apprécier au XX ième siècle.
Hélène Y. Meynaud
Juge des prud’hommes.
A lire sur le sujet:
Hélène Y. Meynaud. Les juges Prud'hommaux sous l'arbre à palabres : les contingences de la mesure de l'insuffisance professionnelle. in Mateo Alaluf et al. Mesures et démesures du travail, Presses de l'ULB, 2012.
[1] Le fonctionnement des Conseils est décrit avec beaucoup d’humour dans la bande dessinée « Questions de Principes. Les conseils de Prud’hommes : référé, conciliation, jugement… » de B. FAWZI/PRUDIS-CGT. Editions Vie Ouvrière, 2011.
[2] Les Conseillers en exercice ont été élus par département en 2008, pour un mandat de cinq ans. Le mandat a été prolongé de deux ans, et le Ministre du travail souhaite le prolonger jusqu’en 2017. Ces décisions désorganisent les Conseils, les suivants de liste prévus pour remplacer les démissionnaires, les décédés et les découragés, ne sont plus assez nombreux ni forcément motivés pour un mandat aussi long. Une charge de plus en plus lourde pèse donc sur les conseillers restants pour faire « tourner la boutique ».
Rappelons que l’heure de présence, en dehors des heures de travail, est rémunérée par une indemnité de sept euros de l’heure. Chers, les prud’hommes ?
[3] Rappelons que les tribunaux prud’hommaux existent en Suisse, ainsi que syndicats et inspections du travail. Les lois du travail sont nombreuses même si elles n’ont pas été regroupées dans un Code complet. Voir à ce sujet le film « Prud’hommes » DVD édité par Blaqout Productions, diffusion www.dissidenzfilms.com
[4] Plus de 10 000 syndicalistes sont licenciés chaque année. Par ailleurs des entreprises ferment les « franchisés » de leur enseigne lorsqu’un syndicat réussi à s’y implanter.