Il y a des situations dans lesquelles on se met et qui nous en apprennent beaucoup sur les règles sociales qui régissent nos vies. Je crois qu’il m’a été donné de vivre une de ces situations, et qu’elle a eu la capacité de convoquer à la fois la sociologie de la famille, de l’amitié, de l’amour et de la religion, le tout enveloppé dans la grande matrice de la modernité contemporaine.
J’ai refusé d’être marraine, et mal m’en a pris !
Un jour de décembre, j’ai reçu une demande de marrainage par voie postale de la part d’un couple d’ami.e.s dont moi et mon conjoint, sommes très proches. Je ne décrirais pas ici les raisons de mon refus (monstre que je suis !), disons qu’elles sont – tout comme le contenu de leur demande -emblématiques de son époque. J’aurais peut-être dû lire Agnès Fine avant de prendre cette décision car elle mettait déjà en garde dans son article sur le parrainage et le marrainage dans la société française contemporaine (Fine, 1997) :
« En réalité, hier comme aujourd'hui, la demande est impérative et on ne peut pas la refuser. On disait autrefois que refuser un parrainage "portait malheur" ou encore que c'était un "péché". Il y avait obligation d'accepter un don dont les parents avaient l'initiative et qui faisait des parrains et marraines des "obligés". »
Bon, eh bien me voilà maudite. Mais regardons de plus près ce qu’il s’est finalement passé dans cette affaire. Dans un premier temps, il nous faut nous tourner vers Marcel Mauss, grand initiateur de la théorie du don.
Marcel Mauss et le don
Marcel Mauss est né en 1872, et il est considéré comme le fondateur de l’ethnologie française. Un jour, parmi d’autres grandes idées à son actif, il écrit un livre intitulé « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (1902-1903). Sa problématique est simple, il se demande « quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » (Mauss, 2021).
Au départ, ses réflexions se portent vers des sociétés non occidentales et dans le domaine de l’échange d’un bien. Il prouve que les échanges de biens dans ces sociétés, en apparence non obligatoires, sont en fait codifiés et régulent la vie sociale, pour le meilleur comme le pire. On apprend qu’on peut se faire écraser par un don de cadeaux : les refuser serait s’aplatir, il ne reste qu’à recevoir et relever le défi de rendre, un jour, alors qu’on ne possède pas autant de richesses que le donateur. C’est un peu réducteur, mais enfin c’est l’idée.
Ce qui nous intéresse c’est l’héritage de cette règle fondamentale : Mauss en a posé les jalons, mais toute l’anthropologie s’en est ensuite emparée pour la transposer, entre autres, dans nos sociétés et dans d’autres contextes. Tout le monde côtoie le don plus ou moins consciemment : les politesses que l’on se fait lorsqu’on reçoit un présent (« oh, il ne fallait pas », alors que l’on sait que venir à une fête d’anniversaire sans cadeaux « ça ne se fait pas »), se sentir redevable lorsque quelqu’un nous a rendu un super service, payer sa tournée en retour etc.
Refuser d’être marraine, c’est un peu plus complexe : cela entrerait plutôt dans la catégorie du « don relationnel » : dans ce cas il ne s’agit pas de recevoir un bien en retour, mais de faire naître ou d’entretenir une relation. « C’est la relation même qui devient ici l’objet du don, c’est l’autre qui devient centre d’intérêt » (Mylondo, 2021). Pour résumer on m’a proposé, non pas un don d’enfant, mais une relation spécifique à cet enfant, relation qui devait à son tour sacraliser notre amitié. En refusant cette relation, j’ai sans doute rompu le cercle vertueux du don qui harmonise les relations affectives.
Amour, amitié, famille et religion : un cocktail explosif
Amitié et famille : un couple dangereux
Car malgré tous mes efforts de mettre dans mon refus autant d’arguments et de rondeurs possibles, ce fût le drame. Mes ami.e.s ont même parlé « d’avoir reçus une gifle ». Certes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit bien accepté, un refus, ce n’est jamais agréable. Mais j’ai été surprise par l’intensité de la réaction. Comment l’expliquer ?
C’est là qu’il nous faut convoquer à nouveau Agnès Fine, qui est au passage, à ma connaissance, une des seules anthropologues à traiter du marrainage/parrainage en Occident. Elle nous dit une chose importante, qui en dit long autant sur l’amitié que sur la parenté (Fine, 1997):
"En même temps, parce que l'enfant est important, le parrainage occupe une place stratégique dans le jeu des relations que les parents tissent autour de lui. Pas de cadeau plus valorisé à leurs yeux que celui de donner symboliquement leur enfant à quelqu'un, de lui proposer de partager un peu leur fonction parentale […] Il s'agit là d'un "grand honneur" que le parrain reçoit le plus souvent comme une marque d'estime, de confiance et d'amitié".
Et elle poursuit un peu plus loin :
"Il faut savoir que dans l'Europe médiévale comme dans une grande partie de l'Europe du Sud jusqu'à nos jours, cet acte créait entre les parrains de l'enfant et ses parents un lien d'amitié sacrée, une sorte de fraternité jurée spécifique de la culture chrétienne. […] En retour, les parents attendent de ceux qu'ils ont désignés une gratitude qui doit s'exprimer dans l'adoption d'un comportement adéquat vis-à-vis du filleul. La demande de parrainage apparaît donc comme une occasion de faire un don symbolique de grand prix qui doit entraîner une réciprocité."
Je comprends donc que par mon refus, je n’ai pas eu le comportement attendu, et il n’y aura pas de réciprocité, c’est une blessure d’orgueil (en lien avec le sentiment d’honneur que j’aurai dû ressentir et valoriser) car finalement, c’est comme si je ne reconnaissais pas la valeur du cadeau que l’on me faisait. La place importante que l’enfant a pris dans nos sociétés contemporaines est un indice, mais à mon sens, il s’agit également de la place centrale occupée par le couple. Dans cette histoire, j’irai presque jusqu’à dire que ce n’est pas tant l’enfant qui compte, mais plutôt ce qu’il apporte au couple et ce qu’il dit de leur image, de la construction de leur vie et de l’idée qu’ils se font du bonheur, un bonheur « familial » à l’intérieur duquel j’étais invitée à entrer.
Nous étions ami.e.s, et cette proposition de marrainage venait reconfigurer cette amitié : dans la demande écrite que j’ai reçue, il était question « d’âme sœur » et de « sœur de cœur » : on essayait de « créer le lien du sang qui n’y est pas » (Fine, 1994). C’est donc une situation qui convoque la sociologie de la famille et de l’amitié. Cette dernière se fait beaucoup moins loquace que la première, preuve s’il en faut, qu’une hiérarchie s’opère peut-être entre les deux sphères. Il est vrai que la famille est abondamment étudiée. La relation amicale, elle, se voit assez vite reléguée aux oubliettes des sciences sociales et dans la vie : quand les enfants surviennent dans le couple par exemple. Parfois il s’agit juste d’un manque de temps, mais je connais trop de personnes dont la seule sociabilité s’exerce dans le cercle familial. Claire Bidart est une sociologue qui a travaillé sur l’amitié, et voici ce qu’elle nous dit (Bidart, 1997) :
"Le summum en la matière est atteint lorsqu'un des partenaires désigne l'autre comme parrain de son enfant. Cette distinction est présentée comme la preuve ultime et définitive d'une amitié tout à fait privilégiée, qui équivaut à une entrée dans la famille. En Amérique latine, par exemple, est instituée une forme particulière d'amitié, appelée compadrazgo, fondée ainsi sur l'entremêlement entre liens familiaux et liens amicaux."
On met de la famille dans l’amitié, pour une famille choisie, non fondée sur les liens du sang. On célèbre la sacralité autour de l’amitié, sacralité qui n’est pas loin de revêtir certaines formes religieuses, (on parle également de parenté spirituelle pour qualifier ce rôle de marrainage) tout comme l’amour de l’enfant, et la mise en avant de la famille élective.
L’amour : une religion séculière ?
Un de mes arguments concernant mon refus, a été de dire que j’étais déjà marraine trois fois, afin de mettre en avant la responsabilité de ce rôle. Mais l’argument n’a pas eu l’effet escompté : on m’a rétorqué que je ne pouvais pas opposer un argument aussi froidement mathématique lorsque quelqu’un nous fait un tel cadeau d’amour. Cette demande d’être marraine de leur enfant, c’était un cadeau d’amour qu’on m’offrait. J’avais mis de la rationalité dans de l’affectivité, et ça, c’était intolérable. Ce pauvre bébé qui n’était pas encore né, j’étais sommé de l’aimer car il est le prolongement de ses parents. Or, si j’aime ses parents, il va de soi que j’aimerai leur enfant. Faisons donc un détour sur ce que nous dit de l’amour la sociologue Eva Illouz (Illouz, 2019) :
"Dans les cultures religieuses ou laïques, l’amour est un des principes organisateurs de la vie. Qu’il prenne la forme d’agapé (l’amour chrétien pour toutes les créatures) ou d’eros (l’amour humain pour un autre être humain), c’est la seule émotion qui organise tout le cours de la vie et lui surimpose un cadre de signification. […] Pour toutes ces raisons, l’amour n’est donc pas une émotion sociale comme les autres. C’est une émotion largement idéalisée, profondément mythologisée, un objectif à la fois individuel et institutionnalisé dans le mariage et la famille, entrelacé au tissu économique et aux stratégies de mobilité sociale. L’amour est l’émotion sociale par excellence, qui permet la reproduction de la société."
Ici, l’amour autour de l’enfant et du couple a été idéalisé, à tel point que sa remise en question provoque un choc. Par mon refus, on pourrait dire que je n’ai pas voulu adhérer à cette vision idéalisée de l’amour. Cet amour a tellement été sacralisé par mes ami.e.s qu’ils ne pouvaient pas imaginer que quelqu’un.e puisse lui dire « non » et ne pas le partager. Il ne s’agit pas de dire que l’amour n’est pas important, biensûr qu’il l’est et heureusement. Il s’agit de dire qu’il est emblématique de notre société, ou bien de la « seconde modernité » comme l’explique Céline Morin lorsqu’elle évoque les travaux d’Ulrich Beck et d’Elisabeth Beck-Gernsheim, qui ont écrit tous deux The Normal Chaos of Love (Morin, 2017) :
"Religion séculière, l’amour est envisagé comme le moyen d’atteindre le Saint Graal moderne, le bonheur. « Saint Graal » car, selon Beck et Beck-Gernsheim, l’amour est devenu « la croyance ultime après la fin de toutes les fois » religion après la religion. […] en échappant à la trivialité du quotidien ou en lui conférant une aura nouvelle, en produisant de nouvelles significations et de nouvelles réalités, l’amour crée un nouveau monde dans lequel l’individu peut théoriquement se réfugier pour être lui-même, authentique."
Alors nous y voilà : religion séculière, l’amour devient le parangon d’une modernité qui se radicalise et désenchante. Elle laisse l’individu – ici, le couple- bricoler son univers de sens : ce qui compte c’est d’être authentique. Et une marraine authentique, c’est d’abord une marraine qui correspond à l’idée que le couple s’en fait. Je suis trois fois marraine, et je suis trois marraines différentes non pas parce que les enfants sont différents, mais parce que la vision des parents, leurs exigences (implicites) sont différentes. Et c’est en cela que les parents sont finalement bien des représentants d’une certaine forme d’individualisme dans notre société : le rôle de marraine est paramétré en fonction de leur vision de l’éducation, de l’amour filial, de ce que l’enfant doit devenir pour eux, et de l’image qu’ils espèrent unique et authentique de leur famille. Malgré tout, ce rôle de marraine sur mesure, confectionné par les parents, reste tiraillé par des fondements collectifs : la demande qui m’a été faite par courrier est éminemment ritualisée, malgré la perte d’emprise du christianisme sur cette fonction et beaucoup de personnes officialisent cette relation sous la forme d’un baptême républicain. Cela dit, une enquête contemporaine serait intéressante (Agnès Fine a enquêté dans les années 1990), peut-être montrerait-elle des préoccupations communes des parents entrelacés dans une constellations d’attentes différentes, synonymes d’une aspiration à l’authenticité.
La relation marraine/parrain – filleul.e serait aussi très intéressante à étudier. Personnellement, la mise en avant de mes qualités (sur lesquelles se fondent toujours la demande des parents vis-à-vis des marraines /parrains) aux yeux de mes filleul.e.s me donnent l’impression de devoir jouer la super-héroïne en permanence, malgré le côté très touchant de la situation. Ce n’est pas un rôle qui me met à l’aise. Fort heureusement, une fois sorti.e.s de l’enfance, lesdit.e.s. filleul.e.s. s’en rendent vite compte et c'est très bien ainsi.
Je me demande également si le choix de la marraine et du parrain au sein du cercle amical est fréquent. Dans mon cercle d’ami.e.s, c’est arrivé un certain nombre de fois, mais il y a souvent une forme de hiérarchie. Pour le premier enfant, les parrains et marraines sont choisis dans la famille, souvent le frère ou la sœur. Les ami.e.s. sont plutôt choisi.e.s pour le deuxième enfant. Ce serait donc un mélange d'un "compérage intensif" qui, dans le cas d'un choix au sein de la famille servirait à intensifier les relations de parenté, et d'un compérage dit "extensif", ou le choix parmi les ami.e.s serait une manière d'élargir la parenté (Fine, 1997). Dans ce dernier cas, on se dirige vers un modèle de commérage / compérage axé sur la sororité / fraternité spirituelle ( commère / compère est une relation entre la marraine/ le parrain et le père ou la mère. Notons l'évolution sexiste et péjorative du terme "commère" au passage).
Ce qui m’avait interpellé, lorsque j’avais raconté à une personne de ma famille, âgée de 70 ans, cette histoire de refus d’être marraine, c’est qu’elle m’avait rétorquée sur le ton du scandale : « Mais enfin, ils n’ont qu’à demander dans leur famille ! ». Pas sûre que j’adhère à cette autre injonction.
Être amie.s est-ce rester libre ?
Mettre de la famille dans l’amitié, de la rationalité dans l’amour, de la religion dans la modernité, de la rupture dans le don, j’étais loin de me douter que refuser d’être marraine pouvait se trouver à l’intersection de toutes ces réalités sociales. Mais, si mes ami.e.s sont des individu.e.s éminemment modernes, si leur choc suite à mon refus en témoigne, je ne suis pas moins moderne qu’iels : j’ai voulu m’émanciper de ce rôle. J’ai fait passer mon désir personnel en premier, et le sentiment de liberté que j’en ai ressenti ne me fait pas regretter ma décision. Même si l’amitié comporte des contraintes, ce qui fait pour moi tout l’intérêt de cette relation, c’est qu’elle est et doit rester libre, à l’instar de Michel Erman :
« L'amitié est une forme d'attachement singulière qui repose sur la liberté de donner et de recevoir. » (Erman, 2019).
Je croyais me sentir libre de ne pas recevoir, mais en matière de relations humaines, on n’échappe pas si facilement aux règles du don.
BIBLIOGRAPHIE
Beck, Ulrich, Beck-Gernsheim, Elizabeth, The Normal Chaos of Love, Cambridge, Polity Press, 1995.
Bidart Claire, L’amitié, un lien social, La Découverte, 1997.
Erman Michel, « Qu'est-ce que l'amitié ? », Sciences Humaines, vol. 314, no. 5, 2019.
Fine Agnès, Parrains, marraines – La parenté spirituelle en Europe, Fayard, 1994.
« Parrainage, marrainage et relations familiales dans la société française contemporaine », Liens social et Politique, n°37, 1997.
Illouz Eva, « Amour », Gloria Origgi éd., Passions sociales. Presses Universitaires de France, 2019.
Mauss Marcel, Essai sur le don, Payot et Rivages, 2021.
Morin Céline, Les Héroïnes de séries américaines : De Ma Sorcière Bien-Aimée à The Good Wife, Presses universitaires François-Rabelais, 2017. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pufr/9023>
Mylondo Baptiste, in Marcel Mauss, Essai sur le don, Payot et Rivages, 2021.