Je pourrais écrire pléthore d’essais sur les nombreux risques liés à l’utilisation massive de l’IA. Mais ce qui m’interpelle le plus actuellement est la quasi-absence de débat autour de l’aspect énergivore de cette technologie, que ce soit lors de sa phase d’entrainement ou par la suite lors de son utilisation par chacune et chacun.
Les 10 et 11 février 2025, Paris accueille « Le sommet pour l’action pour l’intelligence artificielle. » Cet évènement voulu par le président Emmanuel Macron et piloté par l’équipe de l’Élysée ne fait nullement mention de la consommation énergétique de l’IA parmi ses cinq thématiques-phares. Sommes-nous tellement aveuglé·es par les bénéfices fantasmés de cette technologie que nous avons oublié que dans cette même ville, s’est tenue en 2015 la COP21, la conférence des Nations Unies qui a adopté l’Accord sur le Climat ?
Selon Bill Gates, l’IA est un pas de géant technologique tel que son ampleur dépassera celles de l’arrivée du PC, du téléphone mobile et d’Internet. La partie la plus visible de l’iceberg est aujourd’hui l’application ChatGPT, qu’il est tentant de considérer comme une version plus puissante d’un moteur de recherche à laquelle on peut demander tout et n’importe quoi. J’en ai fait récemment l’expérience au cours d’un dîner pendant lequel j’ai raconté à mes invité·es un rêve poétique (que j’espère par ailleurs prémonitoire). Je m’étais imaginée que la flotte d’Air France avait été remplacée par des dirigeables n’émettant pas de CO2. Dans mon image onirique, j’étais confortablement installée dans une nacelle qui avançait silencieusement, poussée par les courants aériens, pendant que le personnel navigant s’occupait du confort des passagers. À peine avais-je terminé ce récit qu’une de mes invité·es me montrait une image bluffante de ce que je venais de raconter. Son réflexe avait été d’immédiatement demander à ChatGPT d’illustrer mon rêve.
Selon l’Agence Internationale de l’Energie, une requête ChatGPT nécessite dix fois plus d’électricité qu’une recherche sur Google. De façon plus parlante, une étude de l’Université de Copenhague a estimé que la même requête nécessitait une consommation électrique équivalente à la recharge de 40 téléphones portables. Bien que ces chiffres ne soient pas vérifiables - OpenAI, l’entreprise derrière ChatGPT ne rendant pas public ce type d’information – ils m’effraient.
Depuis 2020, Google communique sur son objectif de réduire ses émissions de CO2 et d’atteindre la neutralité carbone en 2030, et chaque année son rapport RSE résume les progrès réalisés. L’été dernier toute lueur d’optimisme a été éteinte quand Alphabet, sa maison mère, a annoncé que les émissions de CO2 de Google avaient en réalité augmenté de 13% en 2023 et de 48% depuis 2019, l’année de référence. L’explication de ce revirement colossal est à chercher dans les quantités d’énergie que l’entreprise consomme pour l’entrainement de son IA et la préparation de son déploiement. Alphabet parle désormais de l’objectif 2030 comme très ambitieux et difficile à attendre.
En 2024, Microsoft a également dû revoir son ambition de « net zéro émissions » à l’horizon 2030. À la suite de son investissement dans OpenAI, l’entreprise a annoncé que ses émissions de CO2 avaient augmenté de 30% depuis 2020. À travers ces deux exemples il est évident que la généralisation de l’IA va compromettre toute prétention de l’industrie numérique d’atteindre la neutralité carbone. L’IA fait exploser la demande énergétique de ce secteur et fragilise davantage notre capacité collective à atténuer le dérèglement climatique.
Savez-vous par exemple que Microsoft vient de signer un partenariat avec l’énergéticien américain Constellation pour permettre la réouverture de la tristement célèbre centrale nucléaire de « Three Mile Island » et satisfaire cette demande insatiable en énergie ? Les GAFAM s’engagent toutes dans une course contre la montre pour mettre la main sur l’énergie nucléaire décarbonée. Or il s’agit d’investissements à long terme qui ne seront pas opérationnels dans un délai compatible avec la mise sur le marché rapide et agressive de leurs systèmes d’IA, ni dans un calendrier nous permettant de tenir les engagements ambitieux de l’Accord de Paris. C’est à l’opposé de la nécessaire sobriété énergétique que les GAFAM déploient aujourd’hui leur puissance économique.
J’ai passé une grande partie de ma carrière professionnelle dans le secteur des nouvelles technologies. Je connais bien la culture de la Silicon Valley où règne la sensation euphorique de pouvoir résoudre tous les problèmes du monde à l’aide de la technologie, et il y est très tentant de penser que l’IA pourrait apporter de nombreuses solutions en matière d’atténuation du dérèglement climatique.
Cependant l’histoire des nouvelles technologies ne nous invite pas à être optimistes à ce sujet. Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à réduire notre empreinte carbone par l’utilisation d’une technologie plus performante. À chaque fois, nous subissons l’effet de rebond, qui veut que l’efficacité obtenue à travers l’innovation ne soit pas utilisée pour réduire nos émissions de CO2, mais pour nous permettre de faire plus de choses avec cette technologie. In fine, nous augmentons de façon continue les émissions globales du secteur numérique. Avec l’arrivée de l’IA, cette tendance devient vraiment alarmante.
En 2023 les GAFAM ont à elles seules acheté 29% des nouveaux contrats d’énergie éolienne et solaire dans le monde, accaparant les ressources en énergie décarbonée, et créant ainsi de réels conflits d’usage. Si ces puissants acteurs ne participent pas à l’effort de sobriété énergétique collectif, ce sera forcément au détriment d’autres secteurs qui devront alors davantage réduire leurs propres besoins énergétiques. Sommes-nous d’accord qu’en matière d’allocation de ressources énergétiques, la généralisation de l’IA n’est pas la priorité de l’humanité ?
Nous avons déjà dépassé 6 (et bientôt 7) des 9 limites planétaires nous permettant de survivre dans des conditions rassurantes sur Terre au-delà de ma génération et nous n’avons toujours pas trouvé le chemin pour y remédier.
Dans quel monde voulons-nous vivre ? Un monde qui réserve au secteur numérique les capacités déjà saturées des fermes de panneaux solaires, de parcs éoliens et de centrales nucléaires ? Un monde qui encourage l’artificialisation des sols engendrée par la multiplication de nouveaux bâtiments hébergeant les serveurs informatiques de l’IA ? Un monde dans lequel notre vie numérique prime sur notre équilibre au sein des écosystèmes naturels ?
Je suis convaincue que nous avons de toute urgence besoin d’une démarche généralisée d’innovation frugale. L’heure est passée de s’accrocher à l’espoir que la technologie finira par résoudre les problèmes qu’elle crée elle-même. Je pense que la généralisation de l’IA est un pas de géant à contresens et que cette technologie ne doit être développée qu’avec parcimonie. Elle serait réservée à des usages d’intérêt général clairement définis et son développement se ferait au sein d’une organisation à but non lucratif, qui pourrait être hébergée sous l’égide d’une institution comme les Nations Unies.
L’IA est une technologie dont nous ne sommes pas encore devenus dépendants et il est toujours temps de renoncer à son utilisation débridée. Ne perdons pas de vue qu’individuellement, nous avons le pouvoir de peser sur l’évolution du monde à travers nos choix de citoyen·nes averti·es. Interrogeons-nous sur notre utilisation des outils basé sur l’IA comme ChatGPT et leurs effets sur l’aggravation du dérèglement climatique. Compte tenu de ce que nous savons sur l’augmentation spectaculaire des émissions CO2 des GAFAM, que se passera-t-il si par nos usages nous participons à la normalisation de ces outils ?
Pour ma part, la valeur absolue que j’accorde à ma vie numérique est, sans commune mesure, bien moindre que celle que j’accorde à la stabilité de nos écosystèmes naturels. Attachée à mon devoir de citoyenne de faire ma part pour transmettre un monde vivable aux générations futures, je fais le choix de porter le message que nos capacités humaines, aussi imparfaites soient-elles, n’ont pas besoin d’augmentation artificielle.