"Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente" Antoine de Saint-Exupéry.
"Parce que la France, ce sont des France différentes qui ont été cousues ensemble." Fernand Braudel.
Depuis une trentaine d'années, le principe de laïcité est contesté et attaqué comme jamais au point que la forme d'organisation politique qu'il a permis d'instituer risque d'en être fortement et dangereusement ébranlée.
Car, de nos jours, où les conditions de vie sont bouleversées par un processus de globalisation provoquant des migrations, désirées ou contraintes, notre société est de plus en plus marquée par le pluralisme des origines, des croyances et des coutumes des populations concernées. Somme toute, ce n'est pas si nouveau, mais les difficultés d'intégration qu'elles rencontrent souvent, liées à un phénomène de ghettoïsation urbaine, génèrent des sentiments d'exclusion et sont une source inépuisable de frustrations dangereuses et de réflexes de peur.
Il y a là un terrain propice aux nécroses bien connues, au racisme, à la xénophobie, aux replis identitaires opposés aux dérives communautaristes. Le recours au religieux peut fonctionner, certes, comme "supplément d’âme d’un monde sans âme", selon la formule de Karl Marx, mais aussi, et c'est plus préoccupant, comme prétention à répondre à des besoins sociaux et, pire, à exercer un contrôle sur le domaine public, bien trop souvent délaissé par l'Etat et ses services.
En 1989, trois jeunes filles portant le foulard dit "islamique" sont exclues d'un collège public de banlieue. Aussitôt, la polémique éclate et va durer plusieurs années. En 2003, les travaux d'une commission, présidée par Bernard Stasi, chargée de réfléchir sur le principe de laïcité dans la République, aboutiront à la loi du 15 mars 2004 : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit." Même si la loi concerne toutes les religions, c'est le signe ou la tenue "islamique" qui est essentiellement visé.
Et désormais, la question laïque va se focaliser sur l'islam, ses déclinaisons sémantiques et politiques, jusqu'à aujourd'hui, où, dans un contexte géopolitique dangereusement violent et confus, le "terrorisme" devient la cause, et parfois le prétexte, de toutes les exacerbations politiciennes nationales, portées par une droite extrême et décomplexée, qui semble n'avoir pas digéré la décolonisation et la présence d'une population "issue de…" pourtant majoritairement citoyenne. La stigmatisation, la discrimination, le rejet de ceux d'où nous viendrait tout le mal en sont les figures les plus enténébrées.
Des réponses opposées et fallacieuses, autant de dérives et d'atteintes au principe de laïcité, se proposent de porter remède à ces fractures mortifères : par des accommodements consistant à ouvrir le domaine public à des revendications communautaristes, religieuses ou autres, ou à interdire à ceux qui critiquent les religions de s'exprimer, y compris dans des œuvres artistiques ou satiriques, alors que "Le droit à la différence ne saurait être confondu avec la différence des droits." (Henri Pena-Ruiz) ; par une "nouvelle laïcité", que Jean Baubérot qualifie de "laïcité falsifiée", prenant parfois la forme d' un véritable "intégrisme laïque" qui n'accepte la liberté d'opinion et son expression qu'à titre privé et veut étendre à l'ensemble de la société civile le principe d'obligation de réserve et d'abstention religieuse du domaine public.
Et pendant qu'on s'étripe, on ignore d'autres séparatismes tout aussi réels et dangereux. Ainsi la sécession des riches dont parle Jérôme Fourquet : "...la cohésion de la société française est également mise à mal par un autre processus, moins visible à l'œil nu, mais néanmoins lourd de conséquences. Il s'agit d'un mouvement de séparatisme social, qui engage une partie de la frange supérieure de la société...De manière plus ou moins consciente et plus ou moins volontaire, les membres de la classe supérieure se sont progressivement coupés du reste de la population et se sont ménagé un entre-soi bien confortable pour eux."*
Et encore, la situation des femmes. On le sait, la misogynie paraît faire partie des "valeurs" les mieux partagées des ultra-orthodoxes de tous poils, en référence aux textes sacrés, la Bible ou le Coran.
Sous la Révolution, les femmes furent même classées dans les "citoyens passifs" comme les enfants, les étrangers et, malgré l'appel de Condorcet, elles furent ainsi officiellement exclues du droit de vote. Il faudra attendre 1944, pour que ce droit leur soit enfin accordé (soit dit en passant 10 ans après la Turquie). Et la parité politique, l'accès aux hautes fonctions, les salaires, la protection contre les violences sexuelles…c'est loin d'être gagné.
Autant de menaces de rupture du pacte républicain que ces "Epreuves de la vie"**, ces "pathologies de la relation individuelle", ces "pathologies de l'égalité", ces "situations de précarité et de pauvreté" qui blessent le présent et plombent l'avenir.
Or "La République doit être laïque et sociale. Elle restera laïque si elle sait rester sociale." (Jean Jaurès, toujours en 1904).
La société française est plurielle, la République indivisible. C'est ce paradoxe lumineux qui permet de surseoir à la violence. Une richesse et une garantie : vivre un monde commun tout en gardant ses différences, tel était l'enjeu historique, telle est la devise de la République, telle est la voie…
*Jérôme Fourquet. "L'archipel français". 2019
**Titre de l'ouvrage de Pierre Rosanvallon, 2021, qui écrit même dans "La société des égaux" (2011) que "L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante." C'est dire !