"Là où il y a un élu, il y a un exclu." Régis Debray.
"Rien n’est vrai qui force à exclure." Albert Camus.
En mettant fin au Concordat napoléonien de 1801 et à des siècles d'alliance "du trône et de l'autel", le Parlement français instaurait l'Etat laïque par la loi concernant la Séparation des Eglises et de l'Etat votée le 3 juillet 1905 à la Chambre des députés (341 voix contre 233), le 6 décembre 1905 au Sénat (181 voix contre 102) et promulguée le 9 décembre 1905 par le Président de la République Emile Loubet. Le débat fut vif et de haute tenue, l'éloquence au rendez-vous. Autre temps…
En assurant la liberté de conscience, en garantissant le libre exercice des cultes, en décidant la neutralité de l'Etat en matière religieuse, la République se dotait d'une "loi de bon sens et d'équité" selon Aristide Briand, son rapporteur, d'une "loi de liberté" pour Jean Jaurès qui affirmait, dès 1904 (discours de Castres le 30 juillet), "démocratie et laïcité sont deux termes identiques." Et le vœu de Victor Hugo, lancé à la tribune de la Chambre en janvier 1850, lors de la discussion du projet de loi sur l'instruction publique, se réalisait enfin : "…l'Eglise chez elle et l’Etat chez lui."
Mais, le principe de laïcité ainsi juridiquement défini, sans que pourtant le terme n'apparaisse dans le texte de la loi, n'est pas tombé du ciel, si l'on ose dire, il a fallu parcourir un long et douloureux chemin avant d’en arriver là ! Dès lors que, comme en l'an 392, où l'empereur romain Théodose fait du christianisme la seule religion officielle de l'Empire romain, le pouvoir politique fondé sur une croyance unique prétend imposer son credo à toutes les autres, on plonge dans cet "état de discorde" permanent et meurtrier que dénonçait Emmanuel Kant.
Toutefois, au cours des temps, contre le despotisme et l'absolutisme religieux, portée par des voix puissantes et déviantes, la tolérance va d'abord faire irruption sur la scène politico-religieuse, et ouvrir un passage vers une pensée annonciatrice du concept de laïcité.
Baruch Spinoza ("La liberté est un droit ..." écrit-il, cela suppose notamment la critique de la religion. Nulle soumission de la raison à la foi n'est légitime),
John Locke, (L'Etat doit s'occuper des choses temporelles, ce qu'il appelle "les biens de ce monde", les églises, elles, doivent se préoccuper du culte, du "salut des âmes", de l'au-delà du monde),
Pierre Bayle (qui prône une tolérance civile pour toutes les confessions, le christianisme, le judaïsme, l'islam et même pour les athées et qui va même plus loin : pour lui, le lien religieux n'est pas nécessaire à la vie sociale et politique),
Voltaire (qui dénonce le fanatisme "…un monstre qui ose se dire le fils de la religion" et qui prescrit la tolérance comme "seul remède" à la discorde),
Jean-Jacques Rousseau (pour qui toute loi doit viser au plus grand bien de tous, c’est-à-dire la liberté et l’égalité. "La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle."),
Nicolas de Condorcet, bien sûr, (qui veut "Séparer pour jamais la religion de l'ordre civil…Abandonner enfin les religions à sa seule conscience, puisqu'elles n'intéressent que les consciences." Et encore "Généreux amis de l'égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire."),
jettent les bases, parfois au péril de leur propre liberté, voire de leur vie, d'une philosophie émancipatrice hors de toute tutelle religieuse.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 sera le véritable seuil décisif vers une laïcité politique et juridique qui ne dit pas encore son nom, notamment à travers les articles 10, "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi" et 11, "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi." En 1792, l'état civil est laïcisé, en 1795, la Constitution du Directoire instaure la séparation…mais qui ne sera appliquée que 110 ans plus tard.
Cet idéal des Lumières, va, par étapes, trouver son expression et sa traduction concrète au cours du XIXème siècle, de façon éphémère sous la Commune (décret du 3 avril 1871, article 1er : "L'Eglise est séparée de l'Etat.", article 2 : "Le budget des cultes est supprimé.") puis de manière durable sous la IIIème République, notamment par un processus continu de sécularisation (loi sur la liberté de la presse de 1881, lois sur l'école publique de 1881-1882 qui instaurent l'instruction primaire obligatoire, gratuite et laïque, loi de 1886 qui laïcise ses personnels, loi de 1884 qui rétablit le divorce, loi de 1901 sur les associations) qui conteste à l'Eglise catholique son pouvoir tutélaire et son emprise sur les consciences.
Ainsi, bien que le mot laïcité n’apparaisse dans le Littré qu’en 1871, le concept de laïcité, lui, s'est constitué peu à peu comme pensée critique de l’ordre établi, comme "force productive" conquérante qui s'est progressivement imposée dans le mouvement historique national.