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Billet de blog 4 août 2022

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"Apartheid", le mot qui fâche

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"La connaissance des mots conduit à la connaissance des choses." Platon.

Quel bastringue, quel ramdam, quelle pétarade en ce mardi deux août 2022, scandale à l'Assemblée nationale, aux quatre coins de l'hémicycle ça dérouille, ça s'emparouille, les pupitres claquent, c'est le bruit et la fureur, on s'indigne, on fulmine, on s'invective, sous les ors accablés de la République.

Le départ du feu, une résolution "condamnant l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien", déposée par le député communiste Jean-Paul Lecoq, et signée par 37 parlementaires des différents groupes de la Nupes, trivialement et sans surprise qualifiée d' "immonde" par l'ineffable Meyer Habib, car, selon lui, les signataires de ce texte ont manifesté clairement "leur haine des juifs et d'Israël". Voilà, un grand classique, tenter de criminaliser celles et ceux qui critiquent le gouvernement israélien et les faire passer pour de méprisables antisémites. Il a eu ses martyrs de De Gaulle à Edgar Morin…Passons.

Si l'on avait accordé à l'accusateur une certaine capacité à débattre, voire une once d'humour, on aurait pu, vainement sans doute, demander à Meyer Habib qu'il nous explique ce que viennent faire les juifs dans cette histoire qui désigne et condamne essentiellement un régime et non des individus pour leur appartenance religieuse.

Le pire, c'est le soutien violent et grossier d'Eric Dupond-Moretti à la vindicte du député des "Français établis hors de France", un Garde des Sceaux amnésique à sa fonction de Ministre de la Justice, qui a conduit les députés mis en cause à quitter un voisinage devenu irrespirable.

Ont suivi, plus attendues, les réactions de la LICRA abondées par le CRIF, dénonçant un "antisémitisme obsessionnel d’une certaine "gauche", qui déshonore la République et cherche à enflammer l’opinion."

Des pages qui  "transpirent la détestation d’Israël" (Jérôme Guedj), "détestation d’Israël dont chacun sait qu’elle a tôt fait de se muer en haine des Juifs" (Christian Picquet), résolution "nauséabonde" (Françoise Degois) voici ce qui a tenu lieu d'analyse politique pour certains dont le cri, hélas, a détrôné la pensée.

Plus lucide, Esther Benbassa dénonce les insultes honteuses qui traitent d'antisémite tout contradicteur, vident les mots de leur sens et twitte pertinemment : "Israël société d'apartheid ? On a le droit de poser la question…" et ajoute "et d'y répondre comme on veut".

Y répondre "comme on veut" ? Euh...justement…

D'abord, de quoi parle-ton ? "Le crime d’apartheid est qualifié par le Statut de Rome (1998), instituant la Cour Pénale Internationale, comme un crime contre l’humanité ; cette qualification fut initialement opérée par différentes résolutions du Conseil de Sécurité (1984) et de l’Assemblée Générale (1966) des Nations-Unies relatives à l’Afrique du Sud. La Convention pour l’Élimination et la Répression du crime d’Apartheid de 1973 le définit comme "un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime." Source, la CIMADE qui commente : "La situation d’oppression qu’impose l’État d’Israël aux Palestiniens, au sein de son territoire national comme dans les territoires occupés répond à cette définition juridique."

Ensuite, petit rappel historique :

en novembre 1975, la résolution 3379 de l'ONU énonce que "le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale." Certes, Israël en ayant fait une condition à sa participation à la conférence de la paix qui devait aboutir aux accords d'Oslo de 1993, elle a été révoquée en décembre 1991 mais son écho résonne encore;

en 2006, l'ancien président américain Jimmy Carter, Prix Nobel de la paix en 2002, publie "Palestine : la paix, pas l'apartheid" (1);

en décembre 2011, un rapport d'information pour la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale remis par le député socialiste Jean Glavany décrit la question de l'eau comme "révélatrice d'un nouvel apartheid au Moyen-Orient". Le Monde titre le 20 janvier 2012 "Israël-Palestine : le rapport explosif sur la question de l'eau";

en mars 2017, les auteurs d'un rapport onusien pour la Commission économique et sociale pour l'Asie occidentale, Rima Khalaf et Richard Falk, affirment qu'"Israël a mis en place un régime d'apartheid qui institutionnalise de façon systématique l'oppression raciale et la domination du peuple palestinien dans sa totalité";

en juillet 2020, l'ONG israélienne, Yesh Din, rapporte un avis juridique de l'avocat des droits de l'homme Michaël Sfard qui déclare que "le crime contre l’humanité de l’apartheid est commis contre les Palestiniens en Cisjordanie, même sans nouvelles étapes vers l’annexion";

en janvier 2021, B' Tselem, la principale organisation israélienne de défense des droits de l'homme, qualifie d'apartheid la totalité des formes de gouvernement d'Israël appliquées aux Palestiniens qui sont sous sa juridiction;

en avril 2021, Kenneth Roth, directeur de l'ONG Human Rights Watch déclare que les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution sont commis par le gouvernement israélien contre une partie de la population palestinienne. Il précise "Nous nous fondons sur deux ans d’enquête et deux décennies de travail en Israël et dans les territoires occupés. En usant du terme "apartheid" nous ne faisons pas une analogie historique, mais nous appliquons le droit international";

en février 2022, le rapport annuel d'Amnesty International montre qu’Israël "impose un régime d’oppression et de domination aux Palestiniens dans toutes les zones sous son contrôle, en Israël et dans les TPO, ainsi qu’aux personnes réfugiées palestiniennes, au profit de la population juive israélienne. Ce régime s’apparente à un apartheid, interdit par le droit international";

en mars 2022, le rapporteur spécial de l'ONU sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés, Michael Lynk, a reproché à la "communauté internationale" d'avoir permis à Israël d'y avoir instauré pendant des décennies d'occupation un système politique, "un régime de séparation" qualifié d'"apartheid";

Enfin, vous en redemandez ? Last but not least, retour sur la loi du 19 juillet 2018 (2) qui fait dire à l'historien israélien Shlomo Sand qu'Israël "a voulu bâtir un mur institutionnel" et à son collègue Dominique Vidal "cette législation a donc gravé l’apartheid dans le marbre constitutionnel et tranché au plus haut niveau le débat sur cette question". (3)

Les réactions scandaleuses à l'usage du terme d'"apartheid", les tombereaux d'injures fétides déversés sur les auteurs de ce projet de résolution, ont la triste visée qui prétend occulter une situation calamiteuse qui perdure depuis des décennies, s'aggrave, s'enlise, et qui, pour paraphraser Albert Camus, en récusant le mot qui la nomme ajoute au malheur du monde palestinien.

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(1) Jimmy Carter a indiqué que le mot "apartheid" faisait référence au "désir d'une minorité d'Israéliens de confisquer et de coloniser des sites palestiniens", que "le livre décrit l'abominable oppression et les persécutions dans les territoires palestiniens occupés, le rigide système de laissez-passer et la ségrégation stricte entre citoyens palestiniens et colons juifs en Cisjordanie. De bien des manières, c'est plus oppressant que pour les Noirs vivant en Afrique du Sud au temps de l'apartheid".

(2) Loi du 19 juillet 2018 qui a transformé l'Etat d'Israël ci-devant "Etat juif et démocratique" en "Etat-nation du peuple juif" et dont l'article 1er énonce "Seul le peuple juif a droit à l'autodétermination nationale en Israël".

(3) Entretien dans l'Humanité, 1er août 2022.

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