Henri GIORGETTI

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Billet de blog 5 juin 2023

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Vous avez dit "héritier" ?

Suite aux propos d'Elisabeth Borne sur Radio J, le 28 mai dernier, qui a qualifié le Rassemblement national de parti "héritier de Pétain".

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     "Une idée n'a de force que lorsqu'elle rencontre un affect." Spinoza.

     Dans un entretien diffusé par Radio J, qui se définit comme la première radio juive de France, dimanche 28 mai  2023, la première ministre a qualifié le Rassemblement national de parti "héritier de Pétain". Concédant charitablement que même, si depuis un certain temps, le donataire "y met les formes", il véhicule cependant une "idéologie dangereuse". Et d'ajouter que, selon elle, horresco referens, une victoire dudit Rassemblement est "possible" en 2027.

     Tous les ingrédients malodorants d'une polémique de cornecul sont solidement réunis, en peu de mots, et ça n'a pas manqué. Car, aussi sec, le mis en cause, si remarquablement discret pendant les débats sur la détestable réforme des retraites menée tambour battant par la macronie, a hissé le drapeau, envahi les plateaux, indigné du propos mais sans doute secrètement ravi qu'on  lui serve opportunément une telle aubaine tribunicienne.

     Alors, si l'énoncé peut justifier qu'on y prête attention, l'énonciation pose problème.

     Doctement, dans leurs laboratoires, les historiens s'y pencheront qui établiront les filiations et les constantes de cette formation politique. Les scoliastes et autres experts en politologie bavasseront, fébrilement, sur les antennes à jet continu, et, depuis lors, ils ne s'en sont pas privés.

     Il faut reconnaître que si l'accusation s'ajuste correctement au Front national fondé en 1972, dont le géniteur se montrait volontiers friand de provocations racistes et antisémites (ce qui n'a d'ailleurs pas dégoûté 4 804 772 électrices et électeurs de lui accorder leurs suffrages au premier tour de l'élection présidentielle de 2002 et 5 525 032 au second), la fille a, depuis un lustre, rompu avec le Père en conférant à son mouvement un statut, une apparence diront certains, un capital de respectabilité républicaine, l'héritage paternel le plus sulfureux ayant été globalement rejeté (c'est Eric Zemmour qui en a recueilli quelques miettes).

     Force est de constater que les dividendes sont là, les élections de 2022 l'attestent (8 133 818 voix au premier et 13 288 686 au second tour de la présidentielle et 87 députés élus à l'Assemblée nationale !). Le soi-disant et carotteur "barrage" électoral n'a pas résisté, le flot a continué de bouffir à gros bouillons depuis 2017 et les enquêtes d'opinions pour 2027 lui sont prometteuses, (le récent sondage Odoxa-Mascaret montre que l'image de Marine Le Pen est sortie renforcée de la séquence "retraites" avec un niveau de soutien jamais atteint, 36%, en progression de 2 points).

     Certes, la connaissance de l'histoire permet de comprendre le passé et d'éclairer judicieusement le présent, et doit faire l'objet d'une véritable éducation populaire, notamment auprès des jeunes générations. Mais, au vu des résultats et des tendances, on peut penser qu'utiliser comme argument politique cardinal la référence au maréchal Pétain, même en rappelant qu'il fut condamné à mort pour intelligence avec l'ennemi et à l'indignité nationale en août 1945, paraît bien loin des préoccupations présentes des Françaises et des Français et ce n'est pas l'évocation de son lugubre spectre qui peut convaincre l'électorat lepeniste de se détourner de ses héritiers putatifs. Rien n'est moins sûr, donc, qu'ici et maintenant, ce grand classique prospère, tant il vise à côté.

     Evoquer Pétain et le cortège d'horreurs que son nom véhicule, sur Radio J, vers un auditoire particulièrement sensibilisé aux blessures de sa politique collaborationniste, ne pouvait qu'obtenir une écoute attentive et, sans doute, largement approbatrice. Mais la vraie vie des Françaises et des Français, confrontés aux multiples déboires du quotidien (un sondage IFOP révèle qu'un tiers de la population survit avec 100 euros après le 10 du mois, nombreux ne mangent pas à leur faim !), leurs attentes, leurs colères et leurs peurs, alimentées depuis des décennies par des crises à répétition et des politiques, de droite comme de "gauche", dont les choix délétères ont conduit à une défiance, à une détestation de ceux qui sont "aux affaires", l'abstention en témoigne également, appellent d'autres réponses que des affirmations aussi décalées.

     Stigmatiser sommairement un mouvement politique et, à travers lui, celles et ceux qui le cautionnent par leur vote, en lançant un propos rituel pour se donner bonne conscience, est inévitablement perçu et exploité comme une insulte, se révèle contraire à l'égale dignité de chaque membre du corps électoral et au droit de tout un chacun, quel que soit son positionnement politique, aussi contestable soit-il, d'avoir sa part indivisible de souveraineté républicaine et lui offre ainsi l'occasion de crier au déni de démocratie. On ne combattra pas l'extrême droite par ce genre d'arguments émotionnels en faisant croire que des millions de Françaises et de Français qui ont voté pour le RN sont tous des fascistes, partisans de la marche sur Rome ou de la nuit des longs couteaux.

     Pendant ce temps, les vrais sujets, y compris et surtout les sujets de mécontentement, notamment en matière de pouvoir d'achat, de retraite, de durée du travail, de santé, de logement, d'éducation…sont occultés et c'est peut-être là le but de l'opération.

     Pire, on en rajoute : après en avoir annoncé le report, la première ministre fait machine arrière et présentera un projet de loi sur l'immigration en juillet, magnifique terrain de manœuvre pour un parti qui en a fait son fonds de commerce, on s'attaque à la fraude "sociale" tout en étant complaisant avec la fraude fiscale, on dézingue l'allocation chômage, on triture le RSA, mélange de décisions détonnant qui ne peut qu'alimenter la grogne, et on viendrait ensuite se plaindre de ses effets possibles pour 2027. Le meilleur moyen d'empêcher cette infortune, Madame, serait bien de ne pas lui servir de redondantes raisons d'être !

     Alors comment s'opposer au RN, comment casser l'annonce pythique d'une arrivée au pouvoir inéluctable, fatiguer la certitude, conquérir les esprits et les cœurs, démontrer qu'une autre voie est possible, plus conforme aux intérêts bien compris du peuple laborieux, par une adresse autrement pertinente et crédible ?

     Avant de coller des étiquettes anachroniques, de lancer des slogans convenus, se demander, d'abord, si le vote RN ne serait pas, en somme, comme l'écrivait Marx à propos de la religion, le résultat d'une "…conscience inversée du monde…expression de la misère réelle" et aussi "protestation contre la misère réelle", une sorte d'opium du peuple ? Partant, vouloir exiger que les soutiens du RN renoncent aux illusions charroyées par ses dirigeants, c'est avant tout s'attaquer à une situation qui a besoin d'illusions.

     A condition de ne pas garnir le potage en banalisant dans le débat public les fondamentaux du RN, notamment l'immigration et l'insécurité, cheval de bataille d'un Eric Ciotti, d'un Gérald Darmanin qui trouvait même Marine Le Pen "un peu branlante, un peu molle" il y a deux ans, et, même aujourd'hui d'Edouard Philippe qui en rajoute une louche, ces experts en complicité idéologique et fourriers décomplexés de l'extrême droite !

     Quoi qu'il en retourne, ces illusions, il faut les entendre, entendre ce que disent les électrices et électeurs du RN, de quelle réalité et de quelle saga elles sont le nom, faire le pari de la confiance contre la peur, éveiller les consciences par le discours et le récit, déconstruire minutieusement les fausses solutions, dévoiler les véritables responsables des épreuves de la vraie vie. Rien à voir avec une quelconque complaisance, comme certains nigauds mal intentionnés tentent de le faire croire, notamment à gauche, hélas : l'offre politique lepeniste, ses présupposés idéologiques, sa vision étriquée du monde, restent irréductiblement contraires aux valeurs émancipatrices portées par la pensée progressiste.  

     Proposer et s'engager sur des mesures qui répondent effectivement aux attentes et aux besoins trop longtemps négligés des populations notamment les plus précaires, alors que grandissent les inégalités depuis des lustres, et en faveur de quelques privilégiés seulement.

     Faire écrire sur chaque cahier d'écolier : "Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente".*

     Enfin, ultime utopie, appeler à la réconciliation du peuple de France, tendre une main respectueuse et fraternelle à celles et ceux qui aspirent à des jours heureux même si, parfois, ils empruntent des chemins hasardeux pour tenter d'y parvenir.

      Ainsi que le fit audacieusement Maurice Thorez en 1936, dans un climat politique autrement plus dramatique : "Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère [...] Nous te tendons la main, volontaire national, ancien combattant devenu Croix-de-Feu, parce que tu es un fils de notre peuple."

     Pour les humanistes, un grand défi culturel, pour la gauche et les écologistes, une grande responsabilité politique. Pour convaincre, les arguments ne manquent pas, restera à persuader.

     Mais, comme le pensait le regretté Machiavel, "La où la volonté est grande, les difficultés diminuent".

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 * Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage. 1944.

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