Voter Emmanuel Macron le 7 mai était une option politique, certes critiquable, (sauf à adhérer pleinement à son programme), mais qui, quand elle était sincère dans une démarche anti Front national, commandait le respect. De même que le vote blanc ou l'abstention, tant leurs attendus étaient lucides et argumentés.
Mais tout de même...demandez vous donc, braves gens, si les "antifascistes" de salon, médaillés de la vingt-cinquième heure, les bigots, dévots, cagots sous leur défroque poudrée de moraline, les chantres du "Seul-Macron-peut-faire-barrage", auraient manifesté tant d'amour, de ferveur, tant de zèle jaculatoire dès le 23 avril au soir, pour la défense des valeurs républicaines et démocratiques, si Jean-Luc Mélenchon, par exemple, avait été au second tour face au Front National ? Dans ce cas là, allez, j'en suis convaincu, ni-ni garanti !
Car, n'en doutons pas, si leur enthousiasme militant (et méprisant pour ceux qui ne le partageaient pas) en faveur du vote Macron, leur ardeur à défendre la République, la démocratie, l'Europe, le monde libre, la civilisation, seul à même de faire barrage à la barbarie a été si bigarré, si élastique, si pétaradant, de Robert Hue à Alain Madelin, en passant par les penseurs et activistes vintage genre Attali-Minc-Cohn-Bendit et autre Bernard-Henri Lévy, les mystagogues du CAC 40, les médias domestiques et leurs chroniqueurs vigilants, c'est bien parce que le vote Macron était systémo-compatible. Pas de risque de bousculer l'ordre établi, de culbuter les rapports de production, chacun à sa place assignée, domination et exploitation garanties. D'ailleurs Pierre Gattaz, Bernard Arnault, et quelques autres ne s'y sont pas trompés qui auraient pu déclamer en choeur comme dans le Médecin malgré lui : "Testigué, velà justement l'homme qu'il nous faut : allons vite le charcher"
Et que dire de ceux-là, qui ont éparpillé leurs voix dans un vote hasardeux ? Faire barrage au Front National eut consisté, d'abord, à tout faire pour l'empêcher d'être présent au second tour, non ? Ce fut loin d'être le cas. Passons.
Et, tous, qu'ont ils faits depuis 40 ans pour "faire barrage au Front National", qu'ont-ils faits, sinon, depuis la berge, en alimenter la source et le flot nauséabond, par des complaisances idéologiques, des discours ambigus et des actes calamiteux et dévastateurs. Quinze ans, au bas mot que ça dure.
Voici ce qu'écrivait en mai 2002, après le "choc" du 21 avril, Ignacio Ramonet dans le Monde diplomatique : "Mais si, surmonté le moment de frayeur, les mêmes partis de toujours poursuivaient leur politique libérale de privatisations, de démantèlement des services publics, de création de fonds de pension, d’acceptation des licenciements de convenance boursière — bref, s’ils continuaient de heurter de front les aspirations populaires à une société plus juste, plus fraternelle et plus solidaire, rien ne dit que le néofascisme, allié à ses collaborateurs de toujours, ne parviendra pas à l’emporter la prochaine fois…"
Résultats : 4 804 713 voix pour le père en 2002, 7 679 493 pour la fille en 2017 ! Et plus de 10 600 000 au second tour ! Combien en 2022 avec "les mêmes partis de toujours" ou les prétendus candidats du renouveau qui poursuivront derechef la même politique ?
Car, à la fin, dans cette mascarade présidentielle, et quelle que soit la couche de vernis, de poudre ou l'épaisseur de la crème antiâge sur le visage du vainqueur, dans ce jeu de dupes, qui gagne, selon vous ? Jeu de dupes, toujours recommencé. Après le vote "utile", le vote forcé. Voilà à quoi sert le Front National et s'il n'existait pas, il faudrait l'inventer. Invalider toute possibilité de choix démocratique, pour le plus grand bien des pouvoirs et des intérêts en place, voici le scénario idéal. Et il fonctionne parfaitement. Et il est fort probable qu'il produise les mêmes sinistres résultats pour le plus grand nombre de gens. Oui, décidément : "Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu'ils en chérissent les causes"*. Mais il doit rire jaune !
Pis que ça. Emmanuel Macron élu, après le "barrage", voici le virage : ce résultat de 66%, si élégant, si puissant, si prometteur, exprime, dit-on, un soutien sans conteste au projet du ci-devant candidat. Passons si 43% d'électeurs disent avoir voté pour lui en premier lieu pour faire barrage à Marine Le Pen et seulement 16% pour son programme et si 61% ne souhaitent pas lui donner une majorité absolue à l'Assemblée nationale comme le montrent diverses enquêtes.
Mais non, mais non, l'ampleur même de la victoire témoigne de l'adhésion franche et massive au programme des Randonneurs de l'espoir ! Bigre.
Et, donc, élémentaire, cher Watson, pour que le nouveau et juvénile Président puisse mettre en oeuvre cette politique si généreusement approuvée par le corps électoral, il lui faudra une forte majorité à l'Assemblée Nationale. C'est cohérent, non ? Et ça continue donc : là encore, pas de choix, pas d'alternative, citoyen !
Alors, au nom du vote utile, on me somme de voter Emmanuel Macron au premier tour.
Avec "On n'a pas le choix pour faire barrage à Marine Le Pen", voici le vote forcé au deuxième.
Et maintenant , le vote "logique": prendre le train En Marche aux élections législatives de juin, mon bon monsieur, sinon la chienlit !
Nouveau despotisme du non choix, induit par un processus électoral obsolète, "pouvoir immense et tutélaire" comme l'écrivait Tocqueville, qui, tous les jours, "rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même".
Déni et mépris de la démocratie !
Il est temps de se ressaisir, de sortir de la minorité et de retrouver "l'usage de soi même"
Pour un nouveau récit, une nouvelle écriture. Un autre scénario.
*Bossuet