Henri GIORGETTI

Abonné·e de Mediapart

171 Billets

0 Édition

Billet de blog 8 juillet 2019

Henri GIORGETTI

Abonné·e de Mediapart

Otage ! ô désespoir !

Henri GIORGETTI

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

          On l'a déjà écrit*: les mots sont importants...Platon le disait en son temps: "Sache bien en effet...qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes."

          Voici, derechef, qu' Emmanuel Macron, s'illustre en houspillant, après tant d'autres malheureux, les enseignants, qui, en grève, ont refusé de rendre les copies du baccalauréat en temps et en heure.(1)
          Cette continence bourrine a attiré, peuchère! l'orageux courroux du Président qui a déclaré aussi sec: "Je respecte la liberté d’opinion, la liberté syndicale, mais à la fin des fins, on ne peut pas prendre nos enfants et leurs familles en otage."

          Cordieu, en ce début d'été torride, cette nouvelle et vigoureuse saillie, ce coup de chaud (show ?) lexical révèle sans conteste un redoutable et funeste dérèglement sémantique.
          Diantre, "en otage", il faut oser ! Les enseignants, preneurs d'otages, la formule choque, vexe, indigne, à juste titre.
          Notez que la langue de marbre macronienne n'invente rien : banalisation du mal, en 2018, un journaliste avait repris la formule éculée pour parler de la grève des cheminots, affirmant qu'il était "scandaleux d'envisager de prendre dans ces conditions les Français en otage". Les médias mainstream s'en régalent systématiquement.
          Or, là, c'est pire, parce que ces dangereux djihadistes s'attaquent aussi à "nos" enfants.
          Ecoutons un des rescapés de l'attentat du Bataclan : "Monsieur Emmanuel Macron, je suis et j'ai été parmi les profs grévistes qui ont retenu notes et copies. Votre emploi de l'élément de langage "prise d'otages" pour cette grève me scandalise et me blesse... En utilisant le terme "prise d'otages" pour les profs grévistes qui ont retenu notes et copies, non seulement vous associez les fonctionnaires de l'Éducation nationale à des terroristes mais en plus vous insultez les victimes." Tout est dit. Respect.
          Alors, il serait temps d'agir, de toute urgence, si l'on veut éviter la fonte de la pensée complexe, la montée des approximations démagogiques, l'invasion de tous les charlatanismes collatéraux et tout ce qui s'ensuit pour tromper, diffamer, casser.
          Le droit de grève est constitutionnel, un président devrait en être le garant et éviter d'user d'un langage d'une violence et d'une trivialité confondantes. On frise l'obscénité quand on est incapable, au sommet de l'Etat, de faire le lien entre le signifiant "otage" et ses référents historiques passés et plus récents. Et pire, c'est volontaire.

          En fait, qui est "pris en otage" ?  Mais bien la pensée et son expression dont on s'est emparée et qui est utilisée comme moyen de pression, de chantage pour faire plier toute mise en cause. Car il s'agit essentiellement de déconsidérer le contradicteur, de mépriser les luttes sociales, d'interdire l'idée même de choix démocratiques, de tuer le débat par un police impérialiste des esprits et un langage mystificateur. Voilà les ressorts et les armes d'un pouvoir qui couvre ses fins et ses orientations partisanes par des mots déguisés.

          C'est d'ailleurs dans l'air du temps, le "monstre doux"** veille, l'ordre règne.
          L'exercice critique est diffamé, bâillonné, camisolé: sur le climat vous êtes étiqueté "climatosceptique", sur la PMA, vous voici "homophobe", sur la politique d'Israël, catalogué "antisémite", sur les musulmans, bien sûr, "islamophobe"...j'en passe et pas des meilleurs..."fasciste", "populiste"..."pédagogiste"...
          J'ai envie de terminer sagement par ces mots de Jean Jaurès : "Je dis donc aux maîtres pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque, d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront." La Dépêche de Toulouse,15 janvier 1888.
          Ne désespérons pas, "l'esclave sortira de l'ergastule"***, Sisyphe franchira le sommet.

(1) On a bien évidemment le droit d'être critique sur ce mode d'action, mais là n'est pas le propos.


*Lexique ta mère, blog, 25 septembre 2015.

**Le monstre doux, Raffaele Simone, Gallimard, 2010.

***Anatole France, M. Bergeret à Paris.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.