"Quand on vient pour avoir la laine, souvent on repart tout tondu." Sancho Panza. Don Quichotte de la Manche. Cervantès.
En ce début d'été 2024, les urnes ont parlé. L'Assemblée nationale comptera 143 députés fichés Rassemblement national et excroissances d'extrême-droite, contre 8 en 2017 et 89 en 2022 ! Certes, beaucoup moins que ce qui était espéré par iceux, mais parler d'échec électoral du RN comme le braillent certains, c'est se fourrer le doigt dans l'œil. Car depuis 7 ans sa progression en voix est fulgurante : le Rassemblement national, ci-devant Front national, a obtenu au premier tour des législatives, 1 590 869 voix en 2017, 3 589 269 en 2022, 9 379 092 en 2024, telle est la réalité que tout responsable politique lucide ne doit pas faire semblant d'ignorer.
Un triste constat, qui n'étonnera que les naïfs ou les amnésiques. D'abord, comment a-t-on pu croire niaisement à l'impact des "Halte au fascisme" hurlés dans les processions, comme à l'efficacité supposée d'un "barrage" qui a inévitablement craqué de toutes parts sous les coups d'une politique ayant tourné le dos aux protestations et aux aspirations populaires, ou à la sincérité d'une déploration des effets bardellisés qu'une complaisance sournoise ne pouvait que conforter ?
En outre, comment pourrait-on découvrir qu'il y a une extrême droite en France, xénophobe, identitaire, ultra-orthodoxe et potentiellement violente dont le Rassemblement national est l'héritier fidèle, quoique masqué ? Ah, non, pas "extrême droite" s'écriait jadis, d'un haut-le-cœur indigné Mme Le Pen, "ni droite, ni gauche...patriote" ou plutôt "Français", comme le proclamait déjà dans les années 1930 Jacques Doriot et le Parti populaire du même nom. Plus récemment, la susdite vient d'actualiser son positionnement sur l'échiquier politique, en déclarant, sans rire, que le RN se situerait "entre le centre droit et le centre gauche", aux Etats-Unis ! Notez que, dans le même temps, on apprend qu'au Parlement européen, le RN a rejoint le nouveau groupe nationaliste créé par Viktor Orban, "Patriotes pour l’Europe", mieux, qu'il sera dirigé par l'ineffable Jordan Bardella, si, si !
Une solide, cohérente et fidèle tradition, donc. Car, il y a près de quarante ans, en 1985, Jacques Lesourne (ancien directeur du Monde) écrivait dans le Figaro Magazine : "Serons-nous encore Français dans trente ans ?". En 1987 le célèbre démographe Alfred Sauvy publiait "L'Europe submergée" (on devine par qui) !
Le discours sur la migration, sur la peur de l'invasion, thème récurrent du discours lepéniste, s'est donc construit depuis des lustres, pire, ses idées sont déjà au pouvoir selon l'analyse de François Sureau qui déclare "J'ai vu dans ma vie d'homme dans les trente dernières années l'incorporation par pans entiers des éléments du programme national à l'intérieur de l'ordre républicain, je l'ai vu dans le droit pénal, je l'ai vu dans le droit des étrangers, je l'ai vu dans le droit d'asile, je l'ai vu dans le droit de l'immigration. Ce qui fait qu'une part de ceux qui, à l'heure actuelle, s'indignent, s'inquiètent, se révoltent à l'idée de l'arrivée au pouvoir du Rassemblement national sont non seulement ceux qui ont préparé son arrivée et qui l'ont préparé par une forme d'acculturation que je déplore profondément. Le dernier épisode ayant été la loi sur l'immigration." Ainsi, la compromission est déjà là qui rend la dénonciation d'autant plus difficile.
Mais, une force politique est tout autant l'expression d'une idéologie affichée que le témoignage de l'état d'une société. Karl Marx disait, en effet, à propos de la religion, qu'elle était la "…conscience renversée du monde…expression de la misère réelle" et aussi "protestation contre la misère réelle". L'adhésion politique du RN ne serait-elle pas la réponse illusoire aux ravages de la crise économique globalisée, dans un monde en perpétuel mouvement dont on connaît les conséquences : désindustrialisation, déclassement, chômage massif, déplacements de populations, perte des repères…?
Aux effets dévastateurs de cette crise s'ajoute une calamiteuse crise de la démocratie. Elle se traduit par la perte de confiance, le discrédit envers un personnel politique qui a perdu le sens des réalités, qu'il soit de droite ou de gauche, impuissant à résoudre les problèmes, à réduire les inégalités et les injustices, à affronter le diktat des marchés financiers ou un patronat qui ferme les entreprises par souci de rentabilité, qui prend partie en faveur des exploiteurs au détriment des exploités.
C'est le temps du doute et du désenchantement, celui qui nourrit l'abstention ou la fuite vers les chimères du monde magique bleu marine. Le RN a alors beau jeu de stigmatiser le "système" et les "élites" : l'alternance n'a pas engendré l'alternative politique, Hollande est le continuateur de Sarkozy, les belles promesses de campagne sont passées à la trappe. "Mon ennemi, c'est la finance" s'est mué en "Ma priorité, c'est la compétitivité". Et Macron a parachevé brillamment le travail qui a permis au RN de démultiplier son influence électorale depuis 2017 !
Ce désarroi populaire se double d'une crise identitaire et d'une crise du bien commun. La présence réelle ou supposée de l'étranger, profiteur ou délinquant en puissance, nourrit la xénophobie et un racisme anti-musulman, contre cet "autre" qui focalise toutes les angoisses. Déjà, dans les années 1920, on exploitait la crainte des "métèques", des juifs, des russes, des italiens, des polonais, des espagnols...tout étranger, quelle que soit sa nationalité serait inassimilable et dangereux, et certains, comme Edouard Drumont (1844-1917) réclamaient "La France aux Français d'abord !" On sait ce qu'il advint sous Vichy.
C'est cette frange qui refuse les valeurs de 1789, qui oublie que si la République est "indivisible", la société est diverse, produit d'une histoire où "La France, ce sont des France différentes qui ont été cousues ensemble", selon la belle formule de Fernand Braudel et dont la laïcité consolide et garantit l'assemblage. Cette vision d'une France rance et rabougrie a des descendants qui parlent fort aujourd'hui et de manière de plus en plus décomplexée. Ajoutez les cicatrices de la décolonisation, notamment en Algérie, et le tableau est complet. "La peur de l'invasion s'est imposée comme l'image inversée du désir de conquête et de colonisation" analyse Hervé Le Bras.
Par le vote RN, on exprime sa peur, on manifeste sa colère, on libère sa haine. Ouvriers déclassés, salariés du commerce, petits patrons et artisans, petits enfants du père Poujade, pensent offrir le pouvoir à ceux, croient-ils, qui seront à même de protéger leur niveau ou leur style de vie des menaces largement fantasmées. Et c'est cette conscience inversée qu'exploite et alimente le RN. Son fonds de commerce, ce sont les perdants, ou ceux qui craignent de perdre leurs pauvres biens laborieusement acquis. L'entreprise Le Pen recycle les frustrations et les inquiétudes, c'est la marque déposée des causes perdues.
Ses armes ? la force simplificatrice et la cohérence de son idéologie, la trivialité d'un langage émotionnel, les évidences du café du commerce. Car le RN a réponse à tout : le chômage ? la délinquance ? c'est la faute à l'immigration "massive", bien entendu. La solution ? Fermeture des frontières et reconduite aux frontières. Protégeons notre espace national pour sauver notre civilisation menacée par le "grand remplacement". Fastoche ! Tout cela au service des braves gens…ceux-là mêmes qui viennent pour la laine et qui repartiront tondus. Il gère un imaginaire qui, lors des choix politiques, peut devenir plus redoutable que l'empreinte de la réalité objective. Désormais soi-disant "dédiabolisé", le RN se veut plus "présentable" : "Marine", "Jordan", "Laure", c'est clean, c'est moderne, ça se montre sur TikTok, ça plait aux jeunes du Pas-de-Calais et ça rassure les papys varois ou vauclusiens.
En face, gauche et écologistes s'étripent, se mesurent, alors qu'ils seraient bien inspirés de se concentrer sur une bataille idéologique concertée et affichée, une réflexion théorique cohérente, une hardiesse culturelle confortée par un retour à la raison, par l'analyse précise des rapports de production dominants, dévoilant les ressorts de l'exploitation et permettant de sortir la tête "des eaux glacées du calcul égoïste" de l'ultra-capitalisme contemporain, avec quelque chance de bousculer, enfin, l'ordre établi.
Ce discours nécessite un effort d'investissement du sens et du langage, une conquête de l'imaginaire, l'annonce d'un récit libérateur, dans le cadre d'une éducation populaire déployée et la perspective d'un horizon d'attente désirable et crédible (on l'appelait autrefois "socialisme", mais, bon…). Que la gauche joue donc hardiment sa partition, ne reste pas à la traîne, impose son tempo, notamment dans les médias, et n'oublie pas qu' "Une idée n'a de force que lorsqu'elle rencontre un affect", comme le pensait Spinoza.
Mais, si déconstruire le discours de la droite, y compris extrême, proposer une vision du monde qui émancipe et qui unit, dans la diversité, est nécessaire, ce n'est pas suffisant : l'alternative progressiste sera fiable si elle répond, dans les faits, au plus près des attentes des classes populaires, et si elle suscite un éveil des consciences, à travers les luttes sociales, au quotidien, structure une fédération des volontés, qui pourraient, en s'emparant du plus grand nombre, devenir une force productive subversive et transformatrice.
Le Nouveau Front populaire réussira, s'il retient et actualise lucidement les leçons de l'Histoire qui a montré clairement qu'une percée électorale, si elle n'est pas accompagnée, soutenue, par un élan populaire puissant, déterminé, solidaire, comme ce fut le cas en 1936, à la Libération, risque de sombrer dans l'impuissance et, une fois de plus, conduire à la désillusion.