"Aussi grand que soit un trou, il y a toujours quelque chose autour." François Cavanna.
Durant une heure trente, une assistance nombreuse, salle comble, a eu droit à une séance d'éducation populaire sur un sujet majeur, l’histoire d'une institution vitale, la Sécurité Sociale, née après la Libération et attaquée désormais de toutes parts par les prédateurs gros mangeurs de dividendes et leurs obligés politiques.
Un public d'ailleurs sensibilisé par le sujet vue la situation de son Centre hospitalier menacé d'être ratatiné en "hôpital de proximité" : plus de sous, partant plus de bloc, justification répétée par l'ARS PACA depuis juin dernier qui refuse donc le maintien des activités chirurgicales et endoscopiques de l'établissement aptésien après le 31 décembre prochain. Avec les conséquences dévastatrices pour un territoire de 30 000 âmes qui s'en suivront. (1)
Organisé autour du témoignage de Jolfred Fregonara, jeune syndicaliste CGT de 26 ans à l'époque, qui participa dès 1946 à l'application, en Haute-Savoie, de l'Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale (2) qu'Ambroise Croizat, ancien ouvrier ajusteur et membre du PCF, ministre du Travail et de la Sécurité sociale de novembre 1945 à décembre 1946 et de janvier à mai 1947, fut chargé de concrétiser rapidement sur le terrain, secondé par le haut fonctionnaire Pierre Laroque, le dit documentaire fait ressortir la genèse, le contexte et les rapports de forces qui ont présidé à la grande entreprise humaniste et civilisatrice en question.
Dans une France au fond du trou, épuisée, décavée par quatre ans de dévastations, d'occupation nazie et de collaboration pétainiste, des hommes ont été en capacité d'élaborer et d'accomplir une œuvre portée par le programme du Conseil National de la Résistance de 1945 (3) qui nous permet encore aujourd'hui (mais pour combien de temps encore ?) de vivre moins mal que dans nombre d'autres pays ! Une révolution que la création de ce grand service public dans un pays ruiné par la guerre ! Il fallut une volonté, il y eut un chemin.
Une création de richesse sans intervention (et pollution) du capital, directement investie pour le bien-être des citoyennes et citoyens, dégagée de toute considération purement financière, gérée par les salariés eux-mêmes, un horizon de "jours heureux", rendu possible par un rapport de force qui, de 1945 à 1947, a compté pour l’établissement d’une législation sociale admirable. Les spectateurs aptésiens auront pu mesurer ainsi, certains déplorer peut-être, l’importance jouée par la CGT qui avait 5 millions d’adhérents et par le Parti communiste français, premier parti politique aux élections de la première constituante où il représentait près de 28 % des voix. Sans oublier la situation d'un patronat profil bas, lui qui, en 1936, préférait plutôt Hitler que le Front Populaire.
On comprend que c'est pour ces raisons, sans doute, que l'histoire de ces "conquis sociaux" (4) a été, et encore aujourd'hui, occultée, falsifiée, un vrai négationnisme. Ainsi, le film révèle qu'en 2015 les futurs cadres de l'Ecole nationale supérieure de Sécurité sociale de Lyon, ignorent totalement le nom et l'action d'Ambroise Croizat ! Ils sont jeunes, il est vrai, mais que dire de leurs aînés qui l'ont bien enterré ? Ils connaissent en revanche, vaguement, Pierre Laroque, homme respectable sans conteste, Directeur général de la Sécurité sociale de 1945 à 1951 dont le nom est placardé à l'entrée d'un amphithéâtre et qui, selon la doxa bien-pensante, doit rester dans la mémoire collective comme le "père fondateur" de la Sécurité sociale. Il faut rappeler, horresco referens, qu'Ambroise Croizat, lui, était membre du PCF et mentionner l'action bienfaisante d'un ministre de gauche pourrait se révéler toxique pour de jeunes esprits en formation.
Pire, que penser de l'ineffable François Rebsamen, ci-devant ministre du Travail, de l'Emploi, de la formation professionnelle et du Dialogue social (sic) dans les gouvernements Valls en 2014/2015, interrogé dans le reportage et qui rognonne, perché sur une inculture encyclopédique genre "Ambroise Croizat, connais pas", bouffi d'arrogance et de mépris, "allons, n'insistez pas", mais encore ministre macronisé de je ne sais quoi aujourd'hui quoique démissionnaire !
En résumé, une vision politique, un programme politique, une réalisation politique devenue un enjeu politique parfaitement et rapidement identifiée comme tel par un patronat abasourdi mais requinqué après 1947, en capacité d'entreprendre, aussi sec, la contre-offensive, avec la contribution zélée des gouvernements successifs.
Cela a commencé par la dénonciation du fameux "trou la Sécu", expression née dans les années 1950/60 pour désigner le déficit de la protection sanitaire, l'économique prenant alors le pas sur le social porté par une vision purement comptable. La suite, on la connaît, depuis le grand tournant des ordonnances de 1967, le début du démantèlement progressif de la démocratie sociale, les premières politiques d’austérité et de rationnement des dépenses des années 1970…à aujourd'hui, les réformes structurelles dévastatrices des années 2000 et j'en passe…, au nom de la "soutenabilité" financière de notre système de santé vraiment "trop généreux", pensez donc !
Alors bon, après la projection de "la Sociale", véritable et salutaire piqure de rappel, ou de vaccin pour beaucoup, quoique douloureuse pour certains, tout le monde s'est retrouvé dans la cour d'un bâtiment voisin, madame le Maire en pole position, pour faire le point sur la situation locale de notre Centre Hospitalier, attention ! rassemblement "non politique" avait annoncé l'organisateur de la soirée.
Fichtre ! Bien que le signifiant "politique" ait été prononcé moulte fois dans le documentaire, en rapport avec la situation décrite et commentée, je n'ai pas compté, on nous rabâche à satiété (je veux dire certains "notables" aptésiens, euh...la majorité !) et ce, depuis juin, que la situation périssable de notre Centre hospitalier, n'a rien à voir avec la politique, que ce n'est qu'une décision bâclée des instances sanitaires du territoire, raboteuses, malveillantes et mal informées, que celles et ceux qui luttent pour sa survie "ne font pas de politique", on s'interdit ou on fracasse tout dialogue avec celles et ceux qui pensent le contraire, et qu'on ostracise, les accusant de faire de la récupération partisane, notamment, ben voyons ! en vue des élections municipales qui s'annoncent.
Le résultat, la dispersion des acteurs mobilisés pour le droit à la santé et l'égalité d'accès aux soins de notre petit pays, une perte d'efficacité, un rapport de forces affaibli, à l'inverse, toutes proportions gardées, de ce qui s'est passé en 1945.
Alors que le public a pu se rendre compte très clairement que le problème de la santé, hier ou aujourd'hui, ici ou ailleurs, est éminemment politique, qu'il résulte de choix assumés, seuls les naïfs acceptables, les inconséquents vaporeux qui déplorent les effets tout en chérissant les causes (5), ou les frotte-manches macronistes décomplexés, peuvent encore prétendre le contraire.
Samedi soir, l'histoire, une fois de plus, nous a offert "des ressources d'intelligibilité pour le présent", pour empêcher que le monde se défasse et que du fromage il ne reste plus que le trou (6), suggéré des leçons à tirer pour penser et agir contre un retour à l'ancien régime, aux cris de "Vive la sociale !"
Faute de quoi, de Céreste jusqu' à Lioux, on chutera au fond du trou.
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(1) Voir mon blog "La morgue et le mépris" du 10 juillet).
(2) Signée, entre autres, au nom du Gouvernement provisoire de la République française par le ministre du travail et de la sécurité sociale, Alexandre Parodi, le ministre de la santé publique, François Billoux.
Ambroise Croizat commentera, modestement : "L’ordonnance du 4 octobre 1945, à laquelle est à juste titre, attaché le nom d’un ami qui nous est commun à tous, M. Alexandre Parodi, a été le produit d’une année de travail, au cours de laquelle des fonctionnaires, des représentants de tous les groupements et de toutes les organisations intéressées, des membres de l’Assemblée consultative provisoire, dont certains font partie de la présente Assemblée, ont associé leurs efforts pour élaborer un texte que le gouvernement de l’époque a, en définitive, consacré conformément à l’avis exprimé par 194 voix contre 1 à l’Assemblée consultative."
(3) En effet, le Conseil National de la Résistance, le Parti communiste et la CGT en sont à l’origine. C’est le Conseil national de la résistance, sous l’intitulé "Les jours heureux" qui élabora le 15 mars 1944 dans son programme "un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État".
On peut associer à cette vision progressiste et émancipatrice un projet global de réforme de l'enseignement et du système éducatif français élaboré à la Libération conformément au programme de gouvernement du CNR par une Commission successivement présidée par deux grands intellectuels liés alors au PCF, Paul Langevin et Henri Wallon qui devait doter la France d'un grand système éducatif démocratique.
(4) Ambroise Croizat : "Ne me parlez pas d'acquis sociaux mais de conquis sociaux, car le patronat ne désarme jamais."
(5) Comme quoi Bossuet avait raison : "Dieu [mais pas que !] se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu'ils en chérissent les causes."
(6) "Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse." Albert Camus.
"Qu'advient-il du trou lorsque le fromage a disparu ?" Bertolt Brecht.
…"des ressources d'intelligibilité pour le présent" belle formule de Patrick Boucheron.