Certes, ce n'est pas la controverse de Valladolid mais, voici qu'au détour d'une branche basse, un gazouillis, qui aurait pu paraître tout à fait anodin, attise le feu d'une crépitante polémique.
Marine Roussillon a écrit sur twitter, le 6 novembre dernier : "Quand j’étais prof en seconde, je demandais à mes élèves d’apprendre des poèmes par cœur et de les réciter en classe. Je reste convaincue que c’est l’un des meilleurs moyens de s’approprier la culture littéraire. Et il n’y a pas de pensée critique sans appropriation." Et voilà, aussi sec, on s'agace, on s'escagasse, on se crêpe le capuchon.
Cette empoignade de cornecul prêterait à rire si elle ne révélait, au fond, une incapacité assez généralisée, y compris sur bien d'autres sujets soumis à débat, à appréhender la complexité des choses, chère à Edgar Morin, et à sortir d'un manichéisme mollasse.
Bon, l'expression, "par cœur" daterait du XVIe siècle, employée par Rabelais faisant référence aux Grecs qui considéraient le cœur comme un organe du courage, de l'intelligence, de la mémoire. Mais, aujourd'hui, cette figure battante a perdu son sens antique, s'est ringardisée, assimilée à un psittacisme rococo, voire à une maladie honteuse tueuse d'intelligence.
Car, voyez-vous, en réponse à la ci-devant professeure, les pourfendeurs de la "parcœurite" (sic) proclament, je résume, que personne ne s'approprie quoi que ce soit avec du "par cœur", ou encore, répéter n'est pas savoir, les trois quart du temps tu l'oublies dès le lendemain, cette "méthode" surcharge la mémoire, demande des efforts démesurés, ne produit que des résultats éphémères, le trop plein débouche rapidement sur le vide, enfin que bourrage et bachotage en sont les deux protubérantes mamelles. Ces fadasseries de Cafétistan, sans doute révélatrices de violents traumatismes scolaires mal cicatrisés, reposent sur un redoutable et définitif présupposé : on avale et on régurgite "par cœur" ce qu'on n'a pas compris.
Assurément, Montaigne écrivait : "Savoir par cœur n'est pas savoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire", mais enfin, ce qui est "donné en garde à sa mémoire" peut être rappelé, mobilisé, déployé, au son du clairon de la conscience, quand s'imposent les nécessités de la compréhension. Le savoir, pour se construire, comme l'architecte pour bâtir, a besoin de matériaux solides, appropriés, rapidement disponibles à l'élaboration et à l'expression de la pensée. Et il n'y a pas d'enseignement durable sans mémoire, le fameux "ce qu'il reste quand on a tout oublié", attribué à Edouard Herriot. Mais avant de "tout oublier", il faut avoir beaucoup appris pour n'en conserver, en effet, que l'essentiel.
Pas de pensée critique sans appropriation, pas d'appropriation sans mémoire, pas de bonne mémoire sans entrainement de la mémoire.
Exercer, développer sa mémoire, apprendre "par cœur", comme faire des gammes ou des vocalises en musique, n'est sans doute pas très excitant, ce peut être même une contrainte parfois douloureuse, sinon que l'effort nécessaire à produire est au service d'une fin désirée. L’automatisation de la fonction mémorielle, ni bonne ni mauvaise en soi, n'a de sens qu'en regard d'un horizon d'attente, d'un objectif déterminé, et permet, en quelque sorte, de ne se consacrer, le moment venu, qu'à la mise en scène, à l’interprétation. On y gagne en liberté.
Et puis, mettre en bouche des élèves la langue littéraire, leur permettre de s'approprier un héritage, un patrimoine personnel, de se constituer une petite bibliothèque portative, un compagnonnage hospitalier et fortifiant, est une magnifique visée culturelle.
"En plus ça fait de super phrases pour draguer (Testé et approuvé avec la scène du balcon de Cyrano de Bergerac)." * Alors !
Du 4 au 9 septembre 1962, le président De Gaulle parcourt l'Allemagne, prononce une dizaine de discours, dont six en allemand appris par cœur, s'adresse au public et, notamment, aux jeunes, afin d'encourager la réconciliation de deux peuples trop longtemps déchirés.
Le "par cœur" a ses raisons que la raison connaît.
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* Commentaire d'un élève sur twitter !