13 octobre 2013. Le candidat du Front national a remporté l'élection cantonale partielle de Brignoles (Var) avec 53,9% des voix. Laurent Lopez a recueilli au second tour 5.031 voix.
Le lendemain, Pascal Savoldelli (PCF) écrit : "L’élection d’un conseiller général d’extrême droite à Brignoles ce dimanche est un jour sombre pour les valeurs de la République, Liberté, Egalité, Fraternité".
Pas moins. Que dira-t-on, si un jour, ou plutôt une nuit, Mme Le Pen est élue à la présidentielle ! Prendrons-nous le maquis, comme y est déjà prêt Malek Boutih ! (il l'a quasiment évoqué sur France2, le 7 octobre dans "Mots croisés": "Même si vous gagnez, on ne se laissera pas faire" et a offert sur un plateau la belle opportunité à F. Philippot de lui rétorquer que ce n'était pas très républicain d' envisager un coup d'état !)
C'est donc le tsunami politique du jour, le bourdonnement médiatique, la levée en masse des indignations républicaines, la poussée de "moraline" ! Panique ! Et on va voir ce qu'on va voir aux municipales de mars 2014 !
Quoi, un petit canton gagné par l'extrême droite, 5031 électeurs qui ont voté pour un nommé Lopez, et voilà que chacun sautille de partout , effarouché, par la menace dévastatrice du FHaine, comme ils disent. Le Mal a triomphé du Bien. (Bien tout relatif, car représenté par l'UMP !)
Et tout ce que trouve à dire H. Désir est : "La gauche a été responsable en appelant à faire battre le Front national : dans les principaux bureaux de vote de gauche du canton, la candidate UMP arrive devant le candidat du Front national" ! C'est surréaliste !
Pour être "responsables" il fallait donc voter pour les amis de J.F. Copé, de F. Fillon, à qui on délivre ainsi, par une sorte de réflexe pavlovien, qu'on appelle "Front républicain", un brevet de républicanisme, et gratuitement qui plus est, car sans jamais de réciproque.
Ainsi, on découvrirait qu'il y a une droite et une extrême droite en France, xénophobe, identitaire, ultra-orthodoxe et potentiellement violente ?
Ah, non pas "extrême droite" s'écrie, indignée Mme Le Pen, "ni droite, ni gauche...patriote" ou plutôt "Français", comme le proclamait déjà dans les années 1930 Jacques Doriot et le Parti populaire du même nom.
En 1985, J. Lesourne (ancien directeur du Monde) écrivait dans le Figaro Magazine : " Serons-nous encore Français dans trente ans ?". En 1987 le célèbre démographe A. Sauvy publiait "L'Europe submergée" (on devine par qui).
Le discours sur la migration, sur la peur de l'invasion, qui est un thème récurrent de l'idéologie lepéniste, s'est construit depuis plus d'un siècle. Avec quelques effets : en août 1893, par exemple, des dizaines d'italiens furent massacrés à Aigues-Mortes par de braves villageois français.
Mais, une force politique est tout autant l'expression d'une philosophie donnée que le témoignage de l'état d'une société.
Le vote FN peut s'analyser, ainsi que le faisait Marx à propos de la religion, comme «…conscience renversée du monde…expression de la misère réelle » et aussi « protestation contre la misère réelle». On connaît la formule célèbre "Elle est l'opium du peuple".
Oui, l'offre politique frontiste est la réponse dévoyée aux ravages de la crise économique globalisée, dans un monde en perpétuel mouvement. On en sait les conséquences : désindustrialisation, déclassement, chômage massif, déplacements de populations, perte des repères.
Aux effets dévastateurs de la crise économique s'ajoute une calamiteuse crise de la démocratie qui se traduit par la perte de confiance, le discrédit envers un personnel politique qui a perdu le sens des réalités, qu'il soit de droite ou de gauche, dont l'impuissance à résoudre les problèmes, à réduire les inégalités et les injustices, à affronter le diktat des marchés financiers ou d'un patronat qui ferme les usines dans un souci de rentabilité est le dénominateur commun.
C'est le temps du doute et du désenchantement, celui qui nourrit l'abstention ou la fuite vers les chimères du monde magique bleu marine.
Le FN a beau jeu de stigmatiser l'"UMPS" : l'alternance n'a pas engendré l'alternative politique, Hollande est le continuateur de Sarkozy, les belles promesses de campagne sont passées à la trappe. "Mon ennemi, c'est la finance" s'est transformé en "Ma priorité, c'est la compétitivité". Ce pourquoi on était contre sous Fillon, on est pour avec Ayrault. Bon peuple, va t'y retrouver !
Ce désarroi populaire se double d'une crise identitaire et d'une crise du vivre ensemble. La présence réelle ou supposée de l'étranger, profiteur ou délinquant en puissance, nourrit la xénophobie et un racisme anti-musulman, contre cet "autre" qui focalise toutes les peurs.
Déjà, dans les années 1920 on exploitait la peur des "métèques", des juifs, des russes, des italiens, des polonais, des espagnols...tout étranger, quelle que soit sa nationalité est inassimilable et dangereux ,et certains, comme Edouard Drumont (1844-1917) réclamaient "La France aux Français d'abord !" On sait ce qu'il advint sous Vichy.
C'est la France qui refuse les valeurs de 1789. Elle a des héritiers qui parlent fort aujourd'hui et de manière assez décomplexée. Chaque époque a son "meilleur" ennemi", hier les juifs, de nos jours les musulmans, ou les Roms. C'est bien connu, en période de crise, les majorités se défoulent sur les minorités.
Ajoutez les cicatrices de la décolonisation, notamment en Algérie, et le tableau est complet. "La peur de l'invasion s'est imposée comme l'image inversée du désir de conquête et de colonisation" . analyse H Le Bras.
Et pendant ce temps-là Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls ont participé mardi matin 15 octobre à une célébration de la fête de l’Aïd à la Mosquée de Paris, en présence de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée et président du Conseil français du culte musulman, ainsi que du maire PS de Paris, Bertrand Delanoë. La France est une République constitutionnellement "laïque" paraît-il ! Qui va défendre la laïcité désormais ?
C'est contre tout cela que protestent les électeurs du FN. Dans leur vote, c'est leurs peurs qu'ils expriment, c'est leur colère qu'ils manifestent. Ouvriers déclassés, salariés du commerce, petits patrons et artisans, descendants du père Poujade, ils pensent pouvoir ainsi élire, croient-ils, ceux qui seront à même de protéger leur niveau ou leur style de vie menacés. Et pourquoi ne pas essayer, après tout. Cela peut-il être pire ?
Et c'est cette conscience inversée qu'exploite et alimente le FN. Son fond de commerce, c'est les perdants, ou ceux qui craignent de perdre leurs pauvres biens laborieusement acquis. L'entreprise Le Pen recycle les frustrations et les angoisses, c'est la marque déposée des causes perdues. Ses armes ? la force simplificatrice de son idéologie, la trivialité d'un langage émotionnel, les évidences du café du commerce. Car le FN a réponse à tout : le chômage ? la délinquance ? c'est la faute à l'immigration "massive". La solution ? Fermeture des frontières et reconduite aux frontières. Les délocalisations ? C'est la faute à l'Europe. La solution ? Protégeons nos frontières, sortons de l'Europe, sortons de l'Euro. Fastoche ! Tout cela au service des braves gens.
Début 2013, Marine Le Pen entame une série de déplacements à travers la France : conçu par le Front national comme une « campagne de proximité » pour aller à la rencontre des « invisibles » et des « gens normaux » des zones rurales et urbaines, ce « tour de France des oubliés » vise à renforcer l'implantation locale du parti et à préparer les élections municipales de 2014.
Et nul doute que les caméras et les micros seront au rendez-vous. C'est une excellente cliente, c'est bon pour l'audience. Elle impose le rythme médiatique, les thèmes et le calendrier du débat public.
Elle gère un imaginaire qui, dans les choix politiques, peut devenir plus redoutable que la réalité objective. Désormais soi-disant "dédiabolisé", le FN se veut plus "présentable" : "Marine", "Marion", "Florian", c'est clean, c'est moderne, ça plait aux jeunes du Pas-de-Calais et ça rassure les papys varois ou vauclusiens.
Dans ce théâtre médiatique on représente, au 20 heures, le combat du Bien et du Mal, la défense de la Vertu contre le Vice, à coup d'anathèmes contre le diable, d'exorcisme verbal , chacun jouant son rôle avec application. C'est le mélodrame quotidien où "Meilleur est le méchant, meilleur est le film" comme disait A. Hitchcock.
Au total, dans un climat "décomplexé" , ou l'on se "lâche" sans recul et sans vergogne, l'entreprise Le Pen révèle et conforte le système.
Il serait temps de sortir de scène !
La gauche, la gauche radicale, la gauche vraiment responsable, serait bien inspirée, d'abord de ne pas se diviser sur des questions tactiques, pragmatiques (la question des alliances pour les municipales par exemple) et ensuite de se concentrer sur une bataille idéologique qui déconstruit le discours de l'extrême droite.
Que d'ailleurs on a déjà vu à l'oeuvre "aux responsabilités", comme on dit aujourd'hui, à Vitrolles ou à Toulon avec le succès que l'on sait. Souvenez-vous.
Et d'abord, arrêtons de crier "Halte au fascisme" ! En 2007, l'ancien Premier ministre L. Jospin déclarait pourtant : « Nous avons été face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste aussi, à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste, et même pas face à un parti fasciste. »[ Cela reste vrai.
Agiter le drapeau des valeurs républicaines, de manière jaculatoire et incantatoire, à chaque saillie lepéniste, ça fait du bien, ça soulage, c'est cathartique, mais c'est le service minimum du combat politique.
On a besoin "de la poudre et des balles" (L'enfant grec après le passage des Turcs en 1921, poème de Victor Hugo) la poudre et les balles de la critique, pas de gris-gris de propagande.
Ce qu'il faut, face au credo de la droite, extrême ou pas, c'est la recherche du vrai et du juste, par un retour à la raison, par l'analyse rationnelle des rapports sociaux qui dévoilent les ressorts de l'exploitation et permettent de sortir la tête "des eaux glacées du calcul égoïste" de l'ultra-capitalisme contemporain. Ce discours passe par une volonté de reconquête du sens et du langage. Mais aussi, il est impératif de réinvestir l'imaginaire, par un récit émancipateur et la perspective d'un horizon d'attente crédible (on l'appelait autrefois "socialisme"), d'utiliser hardiment sa partition idéologique et d'imposer son tempo.
Seule façon de fortifier, de relier des pensées assoupies de lassitude, d'acceptation, de désenchantement.
Hélas, la "remarquable" inculture politique, philosophique et historique de nos "élites" constitue un obstacle majeur. Alors, va pour l'éducation populaire ! C'est aussi une fonction politique.
Mais déconstruire le discours de la droite, y compris extrême, est nécessaire mais pas suffisant : l'alternative à gauche sera crédible, non seulement si elle répond aux attentes des classes populaires, mais aussi et surtout si elle se construit sur une conscience collective, dans les luttes, au quotidien, qui pourrait devenir une force productive subversive et transformatrice. On en est encore loin.