"Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose", Tocqueville
"Il l'emparouille et l'endosque contre terre…L'autre hésite s'espudrine, se défaisse…Le bras a cassé, le sang a coulé… " Henri Michaux (1) aurait-il assisté jeudi soir à l'évènement médiatique dont il aurait rendu un compte précis et inspiré, quasi biblique ? Car il a eu lieu, tant attendu, le débat du siècle. Du théâtre réussi, de l'audimat car, comme disait Alfred Hitchcock "Meilleur est le méchant, meilleur est le film." Souvenez-vous, les anciens, déjà en 1994, l'ineffable Bernard Tapie voulait dégonfler la baudruche Le Pen, genre "T'ar ta gueule à la récré", les gants de boxe étaient sur la table…On sait ce qu'il advint quelques années plus tard.
"Petit bonhomme" contre "Grand timonier" chicotte et taperelle en mains, la baston est au rendez-vous, on se tatouille, on se patafiole sur les sujets qui tâchent. Grand remplacement contre créolisation, pendant une heure, de l'immigration, de l'insécurité, de l'islamisme au menu, thèmes de prédilection du vrai/faux candidat à la présidentielle. Prophète de malheur, croisé compulsif, icelui impose le tempo, déroule son credo d'une France en voie de déclin. L'autre pare les coups, amoindrit le mal, trace les limites, il "se reprise, s'emmargine…mais en vain", infuse dans un néologisme flou.
"Nulli concedo" (2), on passe à l'économique, au social, au climatique réchauffement…vous allez voir ce que vous allez voir, là, faut du rangé, faut du concret, faut du chiffré, du direct, pas de l'affect…ha, ha, ha, on vous attend mes Seigneurs ! Mais sur la fracture sociale, le pouvoir d'achat, les "charges", les impôts, la transition énergétique et sa stupide discorde manichéenne à propos du nucléaire, que du frontal, que du brutal, du convenu, du déjà vu, bref un débat sans surprise. Et ce n'est pas dans un dernier instant, lorsque les lutteurs seront d'accord sur l'analyse de la désertion électorale, "Quoi que les électeurs votent, le résultat est le même" ou "Les politiques depuis trente ans se sont ressemblées comme des sœurs jumelles" que viendra la secousse salutaire.
Alors, quelques peu tuméfiés mais ravis, les gladiateurs resteront debout, bras levés, n'auront convaincu personne sinon les tribunes populeuses et le clan de supporters qui applaudiront à tout va. Aperçu :
Côté Zemmour, "Il est évident que Zemmour a été le meilleur…Le verdict serait clair. JLM se contente de brailler. Quand on lui oppose une argumentation serrée, il réagit par une forme d'insulte (bonhomme) ou de mauvaise blague (Zemmouristan) !" - "Les idées sont sérieuses car elles engagent la vie de la nation. JL Mélenchon, dans votre camp on ne débat pas, on guillotine." (Brrr !)
Côté Mélenchon, "Bien sûr qu'il a déstabilisé Zemmour, qu'il a fait une démonstration républicaine, bien sûr que l'audience vertigineuse, c'est aussi la sienne." - "JL Mélenchon a mené une œuvre de salubrité publique. Il a fait exploser l'illusion Zemmour…" (Ouille !) - "L'œuvre de salubrité publique de Mélenchon, avoir démasqué Zemmour devant la France entière."
Rebond : il l'a si bien démasqué qu'il l'a rendu encore plus visible ! car avoir initié ce débat a permis jeudi soir à E. Zemmour de déverser sa bile noire devant 4 millions de télévoyeurs et, mieux, casting improbable, en "débattant" à égalité avec lui, de le légitimer dans sa pseudo quête présidentielle. Certes le Grand Insoumis avait justifié sa participation, voire son exigence de confrontation : "les occasions de convaincre doivent être toutes saisies", mais qui peut affirmer que les arguments de l'un ou de l'autre d'ailleurs aient pu convaincre les gens d'en face, et surtout les indécis ? C'est bien connu, une mauvaise forme ruine le fond et on sort du spectacle tel qu'on y était entré.
D'autant plus que la prestation de nos vaillants belluaires a paru bien éloignée des aspirations populaires et des épreuves subies par nombre de Françaises et de Français. Et si, une large majorité d'entre eux sont intéressés, dit-on, par l'élection présidentielle à venir, c'est face à des réalités vécues, des attentes de santé (a-t-on évoqué le covid, le pass sanitaire ?), de présence et de qualité de service public, de décence matérielle, d'égalité salariale, d'accès à l'emploi, au logement, d'éducation des enfants, de lutte contre la grande pauvreté, de recul des discriminations notamment…qu'ils auraient aimé entendre, sans doute, des propositions réalistes et réalisables, des perspectives de jours heureux car la vraie vie "n'est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques" (3).
Et quid des ravages présents et, peut-être, à venir du macronisme triomphant, de la convergence encore improbable des forces progressistes qui pourraient sortir de l'impuissance politique et éviter le pire ?
Les questions ne seront pas posées, ni les réponses au rendez-vous...
"On cherche aussi nous autres le Grand Secret." (4)
(1) Henri Michaux. "Le grand combat." Qui je fus. 1927.
(2) "Je ne fais de concessions à personne", devise d'Erasme.
(3) Pierre Rosanvallon, "Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les français." 2021.
(4)…toujours Henri Michaux