"Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine." Molière, Dom Juan, acte V, scène II.
J'écoute, ce matin, 27 janvier 2022, sur France-Inter, l'œil mi-clos mais l'oreille attentive, Thomas Legrand, qui, à 7h44 précises, nous délivre son mollet édito quotidien. Dans ce tapioca politique matinier, un grumeau. A propos de la désunion de la gauche qui, selon lui, la rend impropre à se soumettre au verdict de ladite primaire populaire, il pointe, parmi d'autres, un clivage rédhibitoire, je cite : "l'abstention des Insoumis à la résolution socialiste pour condamner les crimes chinois envers les Ouïghours" le 20 janvier dernier à l'Assemblée nationale. Vous avez bien entendu : les "crimes".
Convenez que les mots ont un sens qui laisse trace. Le vote portait, en effet, sur une résolution, non contraignante, qui reconnaît "les violences perpétrées par les autorités de la République populaire de Chine à l'encontre des Ouïghours comme constitutives de crimes contre l'humanité et d'un génocide". Vous avez bien lu : "génocide".
Alors qu'on aurait pu penser le chroniqueur, pourtant si confusément précis habituellement, plus sourcilleux de ses choix lexicaux, voici une négligence fâcheuse, un petit caillot éditorial, l'emploi du mot "crimes", qui dénature subrepticement le propos et laisse entendre dans le poste que les Insoumis, naturellement, c'est simple, c'est diaphane, s'ils se sont abstenus, horresco referens ! c'est qu'ils sont indifférents aux souffrances ouïghourdes, bien pire, qu'ils se rendent complices des horreurs répressives d'un gouvernement chinois qu'ils affectionnent.
Ce que furent, d'ailleurs, les sévères réactions de ceux qui, opportunément et à bon marché, ont brandi leur image vertueuse et aspergé l'espace politico-médiatique d'une eau bénite frelatée, avant de se consacrer derechef à des occupations électorales plus palpitantes. Car l’abstention de quatre députés Insoumis et d'un député communiste a suscité, en effet, une pétaradante polémique. Ainsi, toujours à la pointe de la bien-pensance, de l'indignation sélective et de la surenchère stérile, Anne Hidalgo qui juge "Indigne" cette sédition attentatoire à un consensus quasi mystique au sein de l'hémicycle.
Or, si les atrocités et les violences systémiques que rapportent des témoignages concordants et accablants, tragiquement réelles, subies par le peuple ouïghour, au motif de la lutte contre le terrorisme islamique, méritent d'être condamnées, ce qu'ont fait Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel, très fermement et très clairement, c'est le terme de "génocide" employé dans la résolution qui est récusé, car relevant d'une surenchère verbale contestable qui ne rend pas rigoureusement et juridiquement compte des actes et des objectifs du pouvoir chinois. Ce qui a justifié l'abstention dont il est question, Monsieur Legrand.
Les arguments ne manquent pas à l'appui de cette prise de position. D'une part, les historiens qualifient de génocide des évènements historiques précis : l'extermination des Arméniens par les Turcs de 1915 à 1923, celle des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, les massacres cambodgiens par les Khmers rouges en 1975-79, des Tutsis au Rwanda au cours de l'année 1994. C'est pourquoi il est assez inconvenant de banaliser la notion de génocide, ce qui reviendrait à relativiser les souffrances indicibles de leurs victimes et faire outrage à leur mémoire.
Ensuite on sait que, depuis 1948, la qualification de génocide relève des instances internationales, de l'O.N.U., et, par ailleurs, "la dénonciation d’un génocide et d’un crime contre l’humanité n’appartient pas au législateur" comme l'a déclaré pertinemment le député communiste Jean-Paul Lecoq.
Parallèlement, comment ne pas pointer aigrement cette pratique du double langage, du deux poids deux mesures d'un Parlement qui s'intéresse, à juste titre, aux minorités ouïghours, mais qui se mobilise peu, en fait, pas du tout, pour dénoncer les exactions et les crimes, passés ou présents des gouvernements américains, israéliens, égyptiens, ou saoudiens…
Enfin, si l'on parle vraiment de "génocide", si l'on est conséquent, il est urgent et obligatoire d'intervenir sans plus tarder pour y mettre fin, ce dont il n'est bien évidemment pas question, tant on reste dans le "symbolique", ce qui fait dire à Clémentine Autain "l’inflation des mots ne peut pas camoufler la faiblesse des actes de ceux qui sont au pouvoir". Et, perchés sur leur inculture encyclopédique, les 169 votants, savent parfaitement, pour le coup, que cette résolution qui ignore ainsi les réalités historiques, qui méconnait le droit international, qui n'aura aucun effet sur le sort des victimes, ne risque pas de conduire la Chine à adopter des mesures de rétorsion envers les entreprises françaises qui prospèrent sur son territoire, et, en douce, s'en réjouissent.
Mais, en même temps qu'on "condamne" à grosse voix, on n'hésite pas à parier sur la Chine, et, sans vergogne, on s'empresse, on mouille la compresse, on se pousse, on pamplemousse et les "génocidaires" se muent en honorables partenaires.
Et tout est pour le mieux dans ce monde impossible : on apprend, ce jour, en effet, que Tessa Worley et Kevin Rolland seront les porte-drapeaux de la France et mèneront le défilé des Bleus lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux, vendredi 4 février, à Pékin.
A leur corps défendant, ils seront les porte-drapeaux de l'hypocrisie assumée.