En 1969, Georges Pérec publiait "La disparition", un roman de 300 pages qui ne comporte pas une seule fois la lettre "e".
Aujourd'hui, ce sont des mots entiers qui brillent par leur absence. Des mots désuets, vétustes, surannés, sans doute, direz-vous. Car le mot est un être vivant, il naît, il vit, il meurt selon les aléas du temps qui passe et des usages vernaculaires.
Que nenni, que nenni, il s'agit de mots contemporains robustes et bien en chair, un peu pitauds, un peu rustauds, mais qu'on confisque, qu'on désosse, qu'on assassine.
"Ce qui n’est pas nommé, n’existe pas". Ainsi, en 2017, en pleine campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait déclaré : "Je n’aime pas le terme [de pénibilité] donc je le supprimerai. Car il induit que le travail est une douleur." En son temps Fernand Raynaud, dans un sketch fameux, jouait un patron, (on dit un "entrepreneur" aujourd'hui), qui, voyant arriver ses ouvriers déprimés à l'usine chaque matin, leur interdisait le mot "travailler" qu'il fallait remplacer obligatoirement par "s'amuser", c'était prémonitoire, mais plus drôle.
Feu l'ouvrier, le travailleur, le patron; plus d'oppression, d'exploitation, d'aliénation; subversion, révolution, libération, oh que non ! capitaliste, socialiste, communiste : passéiste ! Faut du moderne, du spéculatif, du compétitif ! Aux grands cimetières sous la thune, l'encre des ici-gît pâlit, pas un honneur, une épitaphe !
Ou encore, voici des mots qu'on défigure, qu'on dénature, qu'on escobardise sans vergogne. "C'est aujourd'hui que les partenaires sociaux débutent les négociations sur la grande réforme de l'assurance chômage. Patronat et syndicats se penchent sur la feuille de route que leur a donnée le gouvernement à la mi-décembre." (La Dépêche, 11 janvier 2018.) Ah, les "partenaires sociaux" ! Quelle belle trouvaille sémantique ! Entre "partenaires", tout est calme, luxe et volupté ! Ils se penchent, ils s'épanchent, se déhanchent...C'est la Saint-Valentin, un échangisme social, sous l'oeil d'un gouvernement prévoyant et doux.
Il me semblait que, dans un sport collectif, les "partenaires" étaient ceux avec qui on est associé contre une équipe adverse. Les intérêts des uns s'opposent aux intérêts des autres (le gain, la victoire...). L'OM et le PSG ne sont pas des "partenaires sportifs" mais des adversaires, sur le terrain. Ici, donc, parler de "partenaires" est une tromperie, une imposture destinées à voiler la réalité des rapports sociaux du monde réel.
Car, contre quoi, dans quel but sont associés patrons et salariés ? L'intérêt du patron se conjugue-t-il avec l'intérêt du salarié ? Non, trois fois non. Et qu'on ne nous rabâche pas, "mais si, mais si, ils se battent pour l'emploi, la compétitivité, la santé de l'entreprise, le commerce extérieur, la réduction de la dette, le salut de la France", et pourquoi pas la survie de l'humanité et autres balivernes.
A-t-on vu, en bon partenaire, un salarié licencier un patron pas assez compétitif ? A-t-on vu un patron pointer au chômage ? A-t-on vu un salarié partir avec une confortable retraite-chapeau ? A-t-on vu un patron sanctionné pour avoir coulé son entreprise ?
Il serait temps d'appeler un chat un chat : le patron est propriétaire des moyens de production ou d'échanges, le salarié, lui, ne possède que sa force de travail, qu'il vend à son employeur. C'est grâce au travail du salarié que se bâtit la fortune des entreprises. Moins le salarié coûte, plus le gain augmente. Parfois, le coût du travail est jugé prohibitif, les actionnaires grondent "15% ! 15% ! 15%", en sautant comme des cabris ! Du cash, du cash, du cash ! Alors on fait un "plan social", ah, non, mes seigneurs, une désormais "rupture conventionnelle collective", un plan de départs volontaires, comme la servitude du même nom. Tout bénef pour le MEDEF ! En bon français, on se débarrasse de l'homme ou de la femme qui coûte trop cher, ces empêcheurs d'exploiter en rond, ces pelés ces galeux d'où nous vient tout le mal !
La finalité pour le patron est la plus value et le profit, pour le salarié le salaire. Pour l'un le superflu, pour l'autre la survie.
Rien à voir avec un quelconque partenariat, patronat et syndicats représentent bien des intérêts divergents, et leur rencontre n'a pas pour objet de dialoguer entre "partenaires" égaux, mais de négocier sur la répartition des richesses produites dans les entreprises. C'est un rapport de force antagonique, cela se nomme "lutte des classes". Vertudieu, v'là qui est parlé, mon ga' ! Eh, là, c'est-ti pas un langage un peu brutal, un peu trivial, un tantinet archaïque ?
Pas de panique, à Davos, on cause beaucoup mieux : chaque année, "...plus important peut-être, est de produire un langage. Une gangue sémantique protégeant le système économique dans lequel ces élites baignent avec félicité." (L'Obs, 25 janvier 2018).
Alors, "De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait." comme s'écrie Harpagon.
Passons de l'autre côté du miroir*. Prenons-les aux mots. Ils ne riront pas toujours.
Car "Qui tient la langue tient la clef." (Frédéric Mistral.)
*"Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.
La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mêmes mots signifient tant de choses différentes.
La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître, c’est tout."
Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir